Cyanogen Inc, l’autre visage d’Android qui dérange Google

 
Cyanogen, CyanogenMod, Cyanogen OS. En tant que lecteur de FrAndroid, il y a de grandes chances que vous connaissiez tout ça. J’ai profité du WebSummit pour rencontrer Kirt McMaster, un des cofondateurs de Cyanogen Inc. Je dois avouer que la préparation de cette entrevue m’a littéralement pris la tête, non pas que je sois impressionné par Kirt, mais les sujets sont sensibles. Commençons par une petite histoire.
Kirt McMaster
Kirt McMaster

 

Il était une fois…

L’histoire de Cyanogen Inc est passionnante. Vraiment passionnante. Elle a débuté, comme beaucoup de vieilles histoires sur Internet, sur des forums. Ces forums que l’on lit toujours, comme XDA ou encore la communauté Reddit. En 2009, deux ans après l’annonce d’Android, Steve Kondik, un ingénieur senior de 40 ans, était devant son PC à participer à des discussions et des réflexions. Face aux déboires des constructeurs, comme Samsung, dans leur tentative de proposer des interfaces Android avec une expérience utilisateur qui ne soit pas désastreuse, Steve a voulu réaliser des modifications de l’interface, et a ensuite travaillé sur l’amélioration des performances et l’augmentation de l’autonomie des batteries.

Son travail a attiré de nombreux passionnés, partout dans le monde, même en France : des dizaines, des centaines, et plus de 8000 aujourd’hui. En octobre 2011, 1 million de personnes avaient installé CyanogenMod. En 2012, 5 millions. Samsung a fini par embaucher Steve Kondik. C’est finalement un peu plus tard qu’il rencontre Kirt McMaster et que les deux compères décident de créer Cyanogen Inc. Steve en serait le CTO (Directeur Technique) et Kirt, le CEO (Directeur Général).

CyanogenMod, animation de démarrage
CyanogenMod, animation de démarrage

 

Le duopole qui inquiète

Revenons en 2015. À l’échelle mondiale, Google détient plus de 80 % de parts de marchés des systèmes d’exploitation pour smartphone. Le prix des produits s’est écrasé, permettant à des acteurs d’émerger, à l’image de Xiaomi, OnePlus ou encore Wiko. Plus grave cependant : 96 % du marché des OS mobiles est entre les mains de deux acteurs : Apple et Google.

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Source : IDC

Nous assistons à une situation de duopole et c’est ce qui inquiète Cyanogen. Cette situation peut mener à des conséquences néfastes pour les consommateurs, comme l’abus de position dominante, des problèmes d’exploitation des données privées, le manque d’innovation, la montée des prix et ainsi de suite. C’est, en tout cas, ce que pense Kirt.

C’est une situation qui n’est pas favorable aux acteurs du marché, comme les constructeurs de smartphones, les opérateurs télécom, les éditeurs d’applications et tous les intermédiaires. Spotify pour la musique, face à Apple Music et Google Play Music. WhatsApp face à Messages et Hangouts. Dropbox face à Google Drive et iCloud. Les exemples ne manquent pas, et ils vont bien plus loin que les éditeurs d’apps et de services. On peut également citer les industriels, à l’image d’Intel, face à Qualcomm et MediaTek. C’est comme si les leçons tirées de l’ère du PC, où Microsoft a utilisé son monopole avec Windows pour écarter ses rivaux et dicter ses conditions, avaient été oubliées.

L’exemple de Spotify a été celui cité part Kirt, « Par exemple, aujourd’hui, si vous utilisez Google Now et vous lui demandez de jouer une musique, ce qui se passe est que la musique est indexée sur les recherches Google et cela vous ouvre Google Play Musique. Pourtant mon seul contact avec la musique est Spotify. Nous pouvons donner à Spotify ce niveau de profondeur d’intégration.».

Cyanogen Inc. se place là. La société vaut 1 milliard de dollars et elle a un objectif ambitieux : proposer une alternative à Google Android et iOS.

 

Cyanogen veut une alternative à Google Android et iOS

« Google Android » et non « Android », la nuance est de taille. Android est, en effet, open-source dans sa version Android Open Source Project (AOSP). Vous aussi, vous pouvez télécharger le code source, le modifier, le compiler et le distribuer.

Android Open Source Project
Android Open Source Project

Néanmoins, cette version d’Android est incomplète, il lui manque un paquet de services et d’apps pour être opérationnelle auprès des consommateurs. Ces services et apps vont du système de notifications, qui passe par les serveurs de Google, au Google Play Store, mais aussi les services de cartographie ou de mise à jour du système. Google fournit tout cela à ses partenaires, dans ce que l’on appelle « Google Apps » qui nécessitent un contrat et une certification Google à la clé. Du coup, Cyanogen a besoin d’Android, c’est fondamental. Cyanogen n’a pas pour objectif de créer un fork d’Android, comme Amazon avec Fire OS. Ce que propose Cyanogen, à travers Cyanogen Inc. et Cyanogen OS, c’est une version d’Android « musclée et optimisée », que l’on peut très bien marier avec les Google Apps.

Les bidouilleurs le savent, CyanogenMod est une alternative crédible sur de nombreux produits, pour diverses raisons : le manque de mises à jour, le changement d’interfaces, le déblocage de smartphones et j’en passe. C’est ce qui a permis à Cyanogen de constituer une base de clients qui se compte en dizaine de millions, sans avoir installé nativement une seule de ses solutions. CyanogenMod n’a été qu’une réponse à un problème donné, celui de la mauvaise expérience utilisateur sur un smartphone Android. Celui de « l’échec des constructeurs, des opérateurs et bien sûr de Google ».

Tout le code de CyanogenMod est open-source et proposé sur plus de cent modèles de smartphones différents, sans compter les versions officieuses du système. L’équipe de Cyanogen Inc est d’ailleurs fière de ce bilan, obtenu grâce à sa communauté de passionnés.

Et depuis maintenant quelques mois, un nouveau produit existe : Cyanogen OS. Cette version est finalement assez proche de CyanogenMod, à un détail près : elle a été conçue pour être distribuée avec des partenaires. OnePlus, Wileyfox, ZUK, Yu, Smartfren, Micromax : pour le moment les partenaires sont peu nombreux, et sont surtout de petits acteurs, même si les produits ZUK sont produits par Lenovo et que Micromax est un des acteurs majeurs de la téléphonie en Inde. D’ailleurs, à bien des égards, Micromax suit les traces de Xiaomi, avec un développement impressionnant ces derniers mois. Mais Micromax est également partenaire de Google, avec Android One… un concurrent direct de Cyanogen OS. Bref, comme vous le voyez, la concurrence est rude.

 

« Google n’a aucun intérêt à bloquer Cyanogen »

Mais Google n’a aucun intérêt de bloquer Cyanogen, selon Kirt. Ils sont peut-être concurrents, mais Cyanogen utilise les services Google, « tout le monde chez nous les utilise, et même nos millions d’utilisateurs ». « Quel est l’intérêt de travailler avec Cyanogen pour un constructeur, alors ? », voilà la question qui l’aura sans doute un peu énervé : « Mais vous avez déjà utilisé CyanogenMod ?! » m’a t-il répondu assez sèchement.

« Oui, bien sûr, mais je ne suis pas un constructeur… ».

C’est à ce moment là qu’il a repris son sérieux : «  Pour l’argent, pour l’expérience utilisateur, pour nos compétences, notre savoir-faire et pour l’argent, encore. ».

L’enjeu est énorme, de gros mastodontes ont essayé et ont échoué à proposer un troisième OS mobile : Microsoft, BlackBerry, Samsung, Mozilla, Nokia, Intel ou encore Palm. D’ailleurs, Kirt McMaster est bien conscient de cette histoire, qui est la raison pour laquelle, dit-il, Android est la seule solution. L’entreprise a intelligemment repris les bases d’AOSP et en ouvrant le code de Cyanogen, elle continue ainsi à attirer des développeurs, partout dans le monde.

Kirt McMaster à la conférence « Breaking the OS duapoly » et un échange avec David Gilbert (International Business Times)
Kirt McMaster à la conférence « Breaking the OS duapoly » et un échange avec David Gilbert (International Business Times)

Un milliard de dollars

Revenons à la valorisation de Cyanogen Inc. 1 milliard de dollars. D’où vient ce chiffre ? C’est simple. CyanogenMod et CyanogenOS sont installés sur 55 millions d’appareils, aujourd’hui, et ce chiffre ne compte pas les versions utilisées en Chine. D’ailleurs, Kirt McMaster estime à environ 50 millions le nombre d’utilisateurs chinois. Les analystes, de leur côté, estiment que chaque téléphone pourrait apporter à Cyanogen un minimum de 10 dollars. Avec environ 100 millions d’utilisateurs, le compte est bon : environ 1 milliard de dollars.

Comment est calculé ce chiffre de 10 dollars de revenu ? J’ai posé de nombreuses questions à Kirt McMaster, pas seulement sur son business model mais aussi sur ce qui lui permettait de générer des revenus aujourd’hui. Finalement, l’explication est assez simple : Cyanogen veut créer de la rentabilité sur le logiciel. Ces revenus proviennent des services et applications pré-embarqués et intégrés. Par exemple, une entreprise comme Visa ou PayPal serait en mesure de construire un système de paiement sans contact qui fonctionne tout aussi bien ou mieux que Android Pay.

Skype pourrait être intégré directement. Un service comme Spotify pourrait devenir le lecteur de musique par défaut sur un téléphone. C’est ce qui a poussé Cyanogen à travailler avec Microsoft. Depuis quelques semaines, on évoque l’intégration de l’assistant vocal Cortana. Kirt McMaster me l’a pourtant dit : « rien n’a été annoncé aujourd’hui, rien », mais il y a fort à parier que Microsoft est un de ses partenaires clés, le géant de Redmond cherchant des relais d’acquisition pour l’ensemble de ses services.

Pour le moment, les revenus sont modestes. Cyanogen vend des « thèmes » que l’on peut acheter sur le Google Play Store, permettant ainsi à Google de capter 30 % de ses revenus. Mais les véritables revenus ne viendront évidemment pas des thèmes. Cyanogen vient de commencer à travailler avec Nextbit, encore un petit acteur avec un gros potentiel, il a intégré le client mail Boxer, et continue à intégrer les services de Microsoft : Bing, Skype, OneDrive, OneNote, Outlook et bien entendu Office.

 

Une situation confuse

Cette situation est confuse. Cyanogen a besoin de Google pour Android, mais Cyanogen cherche à faire sauter ses dépendances à Google. L’entreprise noue donc des partenariats commerciaux, cherche la rentabilité et bouscule sa communauté. La commercialisation de CyanogenMod est discutée depuis 2013, et elle n’a pas été gérée correctement vis-à-vis des contributeurs. Nous avions discuté avec Guillaume Lesniak à l’époque, qui avait décidé de quitter l’aventure. Car, il faut le rappeler, CyanogenMod était – initialement – un projet sans but lucratif.

Mais Kirt McMaster est persuadé de l’intérêt de sa solution et de sa stratégie. Android compte un milliard et demi utilisateurs dans le monde, les analystes tablent sur « cinq milliards » d’ici 2020. Dans un marché de cette échelle, la croissance d’Android est la plus rapide, la plus forte de toute l’histoire de l’informatique. « Qu’est-ce que cela signifie ?, commente Kirt, Cela signifie que dans un marché de plus de cinq milliards d’utilisateurs, une poignée de produits dérivés, peut-être deux ou trois dérivés d’Android, peuvent se développer et avoir des bases importantes d’utilisateurs ».

Je ne pouvais pas terminer cette entrevue sans évoquer CyanogenMod 13. « Cela arrive bientôt, très bientôt ». Pour rappel, cette version très attendue de CyanogenMod est basée sur Android 6.0 Marshmallow. Kirt McMaster m’a également rassuré sur l’avenir proche du projet : « De nombreuses annonces arrivent, dont de nouveaux constructeurs partenaires ».

J’en ai profité pour rencontrer Wileyfox, un des partenaires de Cyanogen. Mais c’est une autre histoire.


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