Instagram, ou la professionnalisation d’un réseau autrefois innocent

 
Instagram a changé. Les utilisateurs de la première heure du réseau social, maintenant sous le joug de Facebook, ne peuvent pas avoir manqué la mutation qu’il a subie. Les marques et les influenceurs se sont emparés des outils offerts par Instagram pour booster leur image. À tel point que l’application est désormais un indispensable dans le domaine de la communication et du marketing. Vos likes ne sont plus innocents, et ne le seront plus jamais.
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Il est 12h30, c’est un lundi suffisamment ensoleillé pour que la lumière intérieure du bureau soit idéale, et Vincent s’adonne à une drôle de manœuvre sur son coin de bureau. Il positionne son burger estampillé Burger & Fries le plus parallèlement possible au bord de la table noir mat, et cherche un autre alignement pour le cookie qu’il a choisi comme dessert, et la grosse barquette de frites qui complète le menu. Un véritable travail de composition qui agite l’œil de notre collègue, fait sensiblement travailler ses méninges, et on l’imaginerait presque agiter ses doigts comme le font ceux qui miment la prise d’un cliché pour vérifier que tout rentre dans le cadre. Cela suscite évidemment l’attention de la salle, où l’artiste finit par imposer un silence de cathédrale, jusqu’au moment où une âme perdue vient poser la question qui fâche : « mais qu’est-ce que tu fais ? ».

Pauvre fou, va, ce que Vincent fait, crée, invente, c’est son prochain post sur Instagram, l’application photo qui s’est rendue célèbre avec ses formats carrés et ses filtres – certains médiocres – qui donnaient à ses premiers utilisateurs l’impression d’être des designers en herbe. Cela remonte à un temps ancestral où les smartphones commençaient enfin à faire des photographies correctes, et tout le monde en est à peu près revenu, le grand public se rendant bien compte que n’est pas photographe qui veut. Pour autant, le réseau social continue de grandir, comptant chaque jour plus d’utilisateurs que la veille. Mais les pratiques ont changé.

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Une photo oui, mais une belle

S’il existe des irréductibles utilisateurs lambda d’Instagram, ceux qui postent une photo terne faite avec un ami lors d’une séance de beuverie excessive, la plateforme s’est professionnalisée. On n’y poste plus pour poster, on y poste pour gagner en visibilité. Ceux qui ont pris le réseau à leur compte se basent sur deux objectifs principaux : offrir du beau et gagner des followers. Pour cela, les techniques sont nombreuses, mais il en existe des fondamentales, qui bipent dans l’esprit des concernés à chaque moment où le besoin de partager se fait ressentir.

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À Berlin, lors de l’IFA, et alors que l’équipe s’octroyait un temps de pause mérité dans un restaurant de la capitale allemande, j’ai dégainé mon mobile pour prendre en photo mon repas, dans le seul but de provoquer la jalousie de mon entourage et leur rappeler que j’étais à l’étranger pendant qu’ils subissaient la dure réalité de la vie parisienne de début septembre 2015 : pluie, métro, pluie, boulot, pluie, pâtes, dodo. Il était alors plus de 22 heures, et si Vincent n’avait pas stoppé mon élan, j’aurais commis une énorme bévue. Oui, on ne poste pas des photos de nourriture une fois l’horaire du dîner passé « parce qu’une fois que les gens sont rassasiés, en pleine digestion, ils auront moins envie de liker une photo de pizza », m’explique Vincent. Et le pire, c’est que ce n’est pas faux.

Le jeu de composition nécessite également certains angles de vue. Et c’est bien pour ça que les photographies de nourriture que vous voyez chez ces gens qui ont beaucoup de followers sont prises du dessus (d’ailleurs on se dit qu’on doit avoir l’air bête dans un restaurant), alors que vous, vous claquez un macro sur les ingrédients de votre plat déjà à moitié dévoré. Le plat de l’Instagrammer, il est intact au moment de la photo.

PRUDENCE

Depuis la démocratisation du #foodporn, les restaurateurs sont nombreux à avoir fait part de leur grogne. Dans certains restaurants, il est même indiqué aux clients qu’il est interdit de prendre des clichés de la nourriture.

En Allemagne, une jurisprudence datant de 2013 estime que photographier son assiette et la partager sur les réseaux sociaux sans la permission du chef ne serait rien d’autre qu’une atteinte au droit d’auteur. Vous êtes prévenu. 

L’important, c’est aussi d’avoir une unité dans les clichés postés, afin que l’on reconnaisse votre style. On peut ne pas forcément aimer une photo, mais le fait qu’elle vous rappelle un style en particulier peut pousser à la liker. Les comptes influents utilisent souvent des formats étirés, plaçant des bandes blanches au-dessus et en dessous de la photo pour la faire ressortir. C’est la magie de Whitagram, par exemple. Et puis il y a des applications encore plus impressionnantes, comme Retouch, qui permet carrément d’effacer discrètement des éléments de la photo, comme une tache sur une nappe.

Il y a des sujets qui marchent aussi plus que d’autres. Et le principal : la bouffe. Mettez une assiette blanche, une petite salade de quinoa, une nappe dans les tons clairs, et assortissez vos couverts, et vous êtes sûr de taper juste chez vos followers les plus bobos. Mais bien sûr, il y a aussi les hashtags qui vont avec. Pour ne plus s’embêter à tout retaper, certains enregistrent directement une longue liste de hashtags dans un bloc note, et n’ont plus qu’à copier/coller la liste pour chaque nouveau post, en enlevant ceux qui sont de trop.

Nos vies sont nulles, mais ce n’est pas important

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La deuxième notion qui me vient à l’esprit, c’est de faire rêver sa communauté. Les derniers en date à m’avoir marqué par leur stratégie « voici du rêve » sur ce réseau social, ce sont Jay Alvarrez et Alexis Ren. Ils sont tous les deux mannequins, en couple, ils sont beaux, ils voyagent dans des destinations incroyables, jouent à fond la carte de la sensualité, et se font sponsors de marques. La promotion qu’ils font est tellement bien (tous les teens voyant en eux un idéal à suivre) qu’ils sont maintenant payés à profiter de la vie. Et à coup sûr, ce n’est même pas eux qui postent les photos sur Instagram.

Ce genre de personnalités, et même certaines personnes moins connues, ne s’embête presque plus à utiliser des smartphones pour photographier le monde. Certaines utilisent des appareils professionnels et uploadent les photos sur le réseau après un long travail sur Photoshop. L’utilisateur ? Il s’en fout que les gens jouent le jeu, puisqu’après tout, lui aussi demande à voir du beau. C’est peut-être Nietzsche – et c’est par coïncidence qu’on le cite ici – qui avait finalement raison lorsqu’il disait que l’homme trouve beau ce qui lui évoque l’homme, la puissance de l’homme, ce qui est à même de flatter sa nature : « Son sentiment de puissance, son courage, sa fierté – tout ceci s’abaisse avec le laid et monte avec le beau ». Ce n’est donc pas se faire du mal, mais du bien de rêver à la vie des autres en scrollant son fil Instagram…

« Son sentiment de puissance, son courage, sa fierté – tout ceci s’abaisse avec le laid et monte avec le beau »

Bien sûr, il en existe aussi d’autres qui semblent avoir une vie de rêve à travers Instagram, mais qui doivent trimer pour arriver à leurs fins. C’est le cas du couple qui anime le compte How Far From Home, dont Slate se faisait récemment le relais, et qui est obligé de passer par des petits boulots ingrats pour continuer son périple à travers le monde. Et pourtant, les photos laissent penser que ce n’est qu’une partie de plaisir, montrant une fois de plus que ce réseau social n’est qu’un temple de l’apparence. C’est là qu’est la clé du succès sur Instagram : ne montrer que le beau.

Des exemples inverses

Alors bien sûr, il y a évidemment des exemples inverses à cette théorie du beau, du positif, et du rêve qui a été dépeinte jusqu’à présent, pour expliquer/aller chercher le succès. Le compte The Fat Jewish, qui sévit aussi sur les autres réseaux, connait un succès dingue sur Instagram, avec 6,1 millions d’abonnés. Et pourtant, les images qu’il poste sont moches, contiennent du texte, et ne sont faites que pour faire rire. Parce que oui, le rire, ça marche beaucoup. Et ça, Arnold Schwarzenegger l’a compris lui aussi, jouant beaucoup dessus sur son compte officiel.

We are having fun at #Oktoberfest. Don’t miss the snapchats, add ArnoldSchnitzel and I’ll be your tour guide.

Une vidéo publiée par Arnold Schwarzenegger (@schwarzenegger) le

La promotion, partout, tout le temps

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Là où l’on se rend compte qu’Instagram s’est transformé, c’est quand on voit la promotion qui est faite des comptes utilisateurs. En règle générale, on ne fait pas forcément la promotion de son compte partout, mais c’est ici devenu un vrai book qui dit « c’est ici pour découvrir qui je suis, ce que je fais de ma vie ». Une pratique que l’on voit un peu partout, jusque sur des applications comme Tinder, où il n’est pas du tout rare de voir des descriptions de profils uniquement composées d’un lien vers Instagram. Maintenant, c’est encore plus simple puisque Tinder permet de lier son compte Instagram directement à son profil, et ainsi offrir plus de contenu consultable aux utilisateurs. C’est à un point où l’on se demande si certaines personnes ne créent pas des profils sur ce genre d’application uniquement pour attirer de nouveaux followers. Dans ce genre de cas, il est évident que les critères sont plus l’esthétique du corps que le bon goût.

Un modèle économique qui a de l’avenir

Mais les comptes Instagram sont bien souvent devenus un prolongement du journal intime, du blog. Mais on peut même se demander si Instagram ne remplace tout simplement pas les blogs. Une personne qui préfère ne pas être citée m’explique : « Mon Instagram ne fait pas monter le nombre de visites sur mon blog, au contraire même, puisque les gens naviguent sur mon quotidien depuis Instagram. Le contenu visuel, photos ou vidéos, parait plus important qu’un article complet ».

« Certains influenceurs peuvent réclamer des sommes de plusieurs milliers d’euros, tout dépend du nombre de followers qu’elles ont »

NABILLA

La star de télé-réalité est l’une des seules à avoir officiellement dévoilé les tarifs qu’elle exerce pour la promotion de marques ou produits. Pour un tweet, elle récolte 2000 euros, et pour une photo Instagram, 1500 euros.

Là aussi, on se retrouve dans cette notion de vente de rêve et de vie idéale, jetée en pâture à des dizaines de milliers de personnes. Les marques, agences de communication, ou Instagram directement, se sont mis à contacter les instagrameurs influents. Certains sont envoyés aux quatre coins du monde pour faire de la photographie rémunérée, d’autres complètent leurs revenus en intégrant des marques aux photos postées.

instagram marketing

Parmi le panel de propositions de contenu à l’attention des blogueurs, la place d’Instagram est devenue centrale. « On peut observer depuis un an la professionnalisation du réseau », m’indique une source qui possède près de 30 000 abonnés sur Instagram. Elle poursuit : « On m’a déjà proposé jusqu’à 400 euros pour poster une photo promotionnelle sur le réseau, mais certains influenceurs peuvent réclamer des sommes de plusieurs milliers d’euros, tout dépend du nombre de followers qu’elles ont ». Alors imaginez combien rapporte une photographie publiée par des personnalités ayant plusieurs millions d’abonnés, comme nos tourtereaux pris en exemple plus haut.

Du côté des agences de marketing, on a également ressenti cet intérêt récent pour Instagram. La directrice de l’agence Talent Agency, Élodie Jacquemond, nous explique que « les marques ont commencé à créer du contenu ludique sur Instagram il y a environ 2 ans » et que « les instagramers influents ont construit leur communauté en jouant la carte de la proximité ». Une combinaison qui amène les deux sphères à se rapprocher toujours plus. Les budgets liés à ces campagnes marketing ont d’ailleurs « augmenté ces douze derniers mois grâce à l’augmentation de la taille des communautés, et au fait que les marques travaillent avec plus d’influenceurs qu’auparavant ».

Un phénomène qui est voué à perdurer, donc.


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