Rencontre avec BayLibre, un des acteurs français de Google Ara

 
Lundi 28 septembre 2015 – 11h, je suis à Villeneuve-Loubet, près de Nice, non loin de Sophia-Antipolis. J’ai enfin pu caler un rendez-vous avec une entreprise française qui a éveillé ma curiosité depuis plusieurs semaines. Il s’agit de BayLibre, un des acteurs qui travaillent sur le Projet Ara, le smartphone modulaire de Google.
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Spiral 2, le second prototype

Google Projet Ara, le smartphone modulaire

Fin mai dernier, j’étais à San Francisco à la Google I/0 2015, et l’équipe ATAP – Advanced Technologies and Projects – venait de faire la démonstration du premier prototype de smartphone Ara fonctionnel. L’ingénieur Rafa Camargo avait montré, devant un parterre de technophiles, l’endosquelette et ses différents modules. Le téléphone avait démarré sur Android 4.4 KitKat, et l’homme avait ajouté ensuite le module caméra à chaud, automatiquement et immédiatement reconnu par le système, prêt pour prendre un selfie sur la scène.

Évidemment, raconté comme ça, vous savez qu’il est possible de brancher une webcam sur un Mac ou un PC, à chaud. Sur Android, et particulièrement sur un smartphone, cela restait une prouesse. Le Projet Ara avait enfin pris forme.

Derrière ce projet se cachent de nombreux acteurs, dont BayLibre. C’est grâce à eux que l’équipe ATAP de Google a réussi sa démonstration en mai dernier. Intéressons-nous à cette entreprise française, qui est loin d’être épiphénomène dans notre pays.

Au début, il y avait Texas Instruments

Notre récit commence en 2012, à la suite de la décision de Texas-Instruments de se séparer de son site de Villeneuve-Loubet dans les Alpes-Maritimes, près de 80 % des 517 salariés, quasiment tous des ingénieurs, sont touchés par une procédure de licenciement collectif. Confronté à un marché très concurrentiel (Nvidia, Qualcomm, Samsung), Texas Instruments avait décidé de se retirer du marché du mobile pour se recentrer sur le segment des systèmes embarqués pour l’automobile et l’industrie. C’était la fin du TI OMAP, que l’on retrouve sur de nombreux produits mobiles, des smartphones principalement, mais aussi des montres connectées, comme la Motorola Moto 360 première du nom.

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Benoît Cousson, President & CTO de BayLibre

Parmi les personnes licenciées, 5 ingénieurs se creusent la cervelle. Avec 15 à 20 ans d’expérience, plusieurs options s’offrent à eux. Retrouver un poste près de Sophia-Antipolis où Samsung, Intel, Qualcomm, NVIDIA, NXP, Freescale et récemment Huawei se sont empressés de s’installer pour recruter des profils rares et expérimentés. Partir à l’étranger, et particulièrement aux États-Unis où la demande est importante. Et enfin, devenir entrepreneurs.

BayLibre est né

Finalement, la France offre des opportunités que l’on a tendance à oublier. Avec les indemnités de licenciement, les 5 ingénieurs se lancent dans la création de BayLibre. Benoît Cousson, President & CTO, m’a longtemps parlé de cette période. Après 20 ans dans de grosses entreprises, dont 10 ans chez Texas-Instruments, « l’expérience de la petite boite nous intéressait ».

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Le logo BayLibre

BayLibre a été structuré dès le début pour être une activité de services, « une sorte » de bureau d’études pour travailler sur des projets Linux. Pas n’importe quel projet, mais des projets à destination des États-Unis (Bay Area, clin d’œil à la Bay local – Sophia-Antipolis). La stratégie était simple : aller chercher des projets aux États-Unis, monter une équipe d’ingénieurs dans de vrais locaux avec une « ambiance sympathique » inspirée des startups de la Silicon Valley.

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Des dizaines de livres et quelques Tux traînent dans les bureaux

Heureusement, l’éclatement de Texas Instruments a eu des conséquences joyeuses pour BayLibre. « Tous les salariés de TI se sont retrouvés chez des anciens concurrents, cela nous a créé un très bon réseau, ce qui a permis de démarrer l’activité rapidement ». Avec l’émergence de l’Internet des Objets, l’hésitation a fait place à l’excitation.

Une vue magnifique depuis le bureau de Benoit
Une vue magnifique depuis le bureau de Benoit

Le premier client, Skully Helmets

Le premier client est vite arrivé, avec Skully Helmets. Cette startup s’était donnée la mission de révolutionner la sécurité sur la route avec son casque de moto intelligent, le Skully AR-1. Sous Android, la petite équipe américaine avait besoin de faire une démonstration, mais elle n’avait pas les compétences nécessaires pour faire les intégrations matérielles. En trois semaines, « nous avons bossé comme des fous », le casque fonctionnait, mais c’était bricolé, il intégrait un écran style Google Glass.

A celebration of DEMO’s international network of launch events during DEMO Fall 2013 at the Santa Clara Convention Center in Santa Clara, California Tuesday October 16, 2013. Complete coverage of DEMO, the Launchpad for Emerging Technologies and Trends, can be found at http://bit.ly/DEMOsite.
DEMO 2013 à Santa Clara

Benoit se rappelle : « à la compétition, la plupart des participants faisaient des démos dans le cloud, mon client a présenté un truc qui fonctionnait, avec une caméra, un vrai produit physique, une vraie démo ». Ils ont remporté le « Gold Aware », la plus grande distinction de la compétition. D’ailleurs, cela a été la première victoire d’une longue liste pour Skully Helmets, qui a recueilli peu après plus d’un million de dollars en trois jours avec une campagne de financement participatif. Le Skully AR-1 offre entre autres une connexion Bluetooth, un système GPS embarqué, une vision arrière à 180 degrés et un affichage tête haute.

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Ensuite, Highfive

Peu après cette courte mission, ils rencontrent des anciens de Google qui travaillant sur un système de visioconférence professionnelle nommé Highfive. Cette entreprise voulait révolutionner la visioconférence en entreprise, pour remplacer les vieux téléphones, « faire un Hangouts, c’est instantanément ».

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Highfive, la caméra dédiée à la visio-conférence
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Une intégration logicielle poussée

L’idée n’était pas nouvelle. Il s’agissait de proposer un système de visioconférence dans le cloud, avec un boitier électronique, de mettre ça sur une TV avec 4 micros. Le tout était moins coûteux que les grosses solutions professionnelles et plus agile que les solutions traditionnelles. Spécialistes du cloud, les anciens ingénieurs de Google avaient besoin de compétences précises dans l’intégration hardware. Sur ce type de problématique, les enjeux étaient importants : problèmes de stabilité, dissipation thermique, l’équipe BayLibre s’est déplacée en Chine pour les aider à l’intégration.

Les technologies de l’embarqué, un petit marché de niche

Nous avons tendance à classer les ingénieurs dans une même et seule catégorie, celle des « ingénieurs ». Dans l’informatique, il existe pourtant des centaines de domaines de compétences différents. Le domaine de compétences des ingénieurs de BayLibre est le développement embarqué. C’est un métier de niche dans l’informatique, et cela a toujours été le cas. Cloud, big data, Web… les technologies ont changé ces 20 dernières années, mais les technologies de l’embarqué restent un petit marché.

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Software et hardware se côtoient

Toucher au kernel Linux, le développement bas niveau, l’intégration des pilotes… nécessite un haut de niveau de compétences. D’ailleurs, Benoît me confirme plusieurs fois que ces compétences sont rares. Ils rencontrent beaucoup de difficulté à trouver ces profils d’ingénieurs. En France, le système social n’est pas évident, et il faut beaucoup anticiper. Un des freins de Benoit, ce sont les trois mois de préavis, « cela ralentit notre développement, c’est évident ».

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Des petits souvenirs ?

Aujourd’hui, 80 % du chiffre d’affaires de l’entreprise de Villeneuve-Louvet provient des États-Unis. La demande est forte, et nous avons un très bon « background » en France, des formations solides d’électronique, « il faut savoir mettre la main dans le cambouis ». Aux États-Unis, les formations sont tournées « vers le cloud ». En plus de cette demande, BayLibre aime la mentalité américaine, « (…) bien plus facile, il y a une vraie valorisation du travail d’ingénieur aux États-Unis ». Les SSII françaises semblent être une des difficultés de la valorisation des ingénieurs en France, « ils proposent des consultants à des prix cassés, moins de 350 euros le TJM » (le taux journalier moyen, la méthode de facturation utilisée).

Loin d’être enfermé dans nos frontières françaises, BayLibre a profité de l’expérience Texas Instruments jusqu’au bout, « Chez Ti, nous avions un vrai respect du client, assez proche de la mentalité américaine ». Pour Benoît, « la concurrence est mondiale ». Samsung a rapidement fermé son centre de développement à Sophia-Antipolis, pour en recréer un en Pologne, « où il y a vraies compétences ». C’est Huawei qui a succédé à Samsung dans le sud de la France, où un centre de R&D a ouvert récemment.

Les startups, une bonne cible

Les startups, « elles se connaissent tous, dès que l’on a travaillé avec une ou deux, elles viennent vers vous ». Pour BayLibre, les startups sont une bonne cible, elles doivent sortir rapidement un produit, « nous arrivons avec une équipe structurée et compétente, pour booster le développement d’un prototype ». Évidemment, « c’est bien souvent du one shot (…), mais nous sommes en contact avec les incubateurs américains, les sujets sont intéressants. Travailler avec les startups, c’est bien pour se renouveler, avec des équipes et des projets intéressants et différents ».

En juillet dernier, BayLibre a passé une étape importante, avec la création d’une structure américaine, BayLibre Inc., l’embauche d’un CEO aux États-Unis, Michael Turquette. « Une vraie opportunité (…). Nous avons recruté un Américain réputé et reconnu (…). Le business lui parle, il a une vision, un excellent réseau, avec des investisseurs et des incubateurs, c’est un vrai boost pour notre développement ».

Travailler sur Google Ara, l’opportunité inattendue

Fin 2014, une entreprise à Cambridge (Etats-Unis) cherchait des gens : « ils avaient beaucoup de mal à embaucher ». Elle se tourne vers BayLibre, rencontré dans une conférence dédiée à Linux (les fameuses ELC). Elle ne pouvait pas se permettre d’embaucher, le projet étant limité dans le temps. « Ils auraient bien embauché 10 gars, mais sur un projet de 2 ans… ». Ce projet, c’était Google Ara.

Étrange, n’est-ce pas ? Ce ne sont pas des ingénieurs Google qui travaillent sur le Projet Ara. En réalité, Google X s’est inspiré des projets DARPA, la Defense Advanced Research Projects Agency (Agence pour les projets de recherche avancée de défense), l’agence du département de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire.

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L’endosquelette sans module, plutôt léger

Comme le DARPA, quand Google X lance « un nouveau truc », pour minimiser les risques, ils sous-traitent un maximum, « ils mettent un budget de 2 ans pour valider le truc », m’explique Benoit. Les projets nés au Google X sont gérés par tout un réseau de sous-traitants, la maîtrise d’œuvre est gérée par Google. D’ailleurs, Benoit me souffle que Google X est bien différent de Google. Quand on « se dit que les gens ne rentrent pas dans les cases chez Google, on les envoie chez ATAP ». Mais « dans ce mode de fonctionnement, nous avons finalement peu d’interaction avec les équipes de Google ».

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Les modules se glissent et tiennent grâce à un aimant

Aujourd’hui, quatre personnes travaillent à plein temps sur Google Ara chez BayLibre. Après avoir travaillé sur la première version « Spiral 1 », ils ont commencé à travailler sur le « Spiral 2 », le modèle que l’on connaît aujourd’hui. On m’a fait comprendre qu’un troisième modèle était en conception, il sera sans doute dévoilé l’année prochaine et fera évoluer l’endosquette du smartphone. BayLibre a le droit de communiquer sur le Google Ara, une communication limitée, mais ouverte : « on a le droit de dire que l’on bosse sur le projet Ara, mais ça reste superficiel ». Techniquement, c’est un projet ambitieux, « le casque connecté, c’est un truc de fou, la webcam, aussi, le projet Ara, cela va au-delà de ce que l’on attendait (…). Le projet est sexy et marrant, tout le monde est intéressé ».

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La carte de développement Ara, comme le Spiral 2, mais en plus gros

Pour comprendre la difficulté, il faut se rappeler qu’Android a été conçu pour des smartphones, « où tout est statique, les pilotes sont hardcodés, définis dans des fichiers XML, Android n’a pas été fait pour ça, le hardware était censé être figé ». Dans Ara, tout est dynamique, « il y a un gros travail sur les couches Android, pour avoir un hardware reconfigurable (…), le firmware est dans chaque module ».

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L’intégration du Nvidia K1… un des SoC fonctionnels

Notre discussion a continué sur ce projet, BayLibre m’a permis de mettre la main sur un « Spiral 2 », le second prototype et actuel Google Ara. Personnellement, je trouve l’endosquelette massif pour le moment, mais léger. Comme un LEGO, il construit littéralement son smartphone en plaçant les modules dans les bases cases. Sur un des prototypes, l’écran LCD était fêlé, mais c’était une super opportunité de mettre la main dessus et de discuter avec un des acteurs de ce projet.

Même si l’application massive auprès du grand public est difficilement envisageable, Google Ara ouvre d’énormes perspectives. Nous avons vu le smartphone détecter la radioactivité, on peut aussi imaginer le smartphone dédié à la mesure du sang, par exemple.

Benoît y a beaucoup réfléchi également, il imagine un « module hardware avec une interface normalisée. On peut imaginer des boîtiers électroniques qui pourraient typiquement être autre chose qu’un téléphone, une plateforme technique idéale pour l’Internet des Objets ». C’est vrai ça, l’endosquelette qui accueille les modules n’a pas besoin d’avoir la forme d’un smartphone. En tout cas, nous partageons le même avis, Google Ara va faire naître des tas de produits dérivés, mais le premier smartphone ne sera pas forcément un succès commercial. En revanche, tout l’écosystème pourrait profiter de ces avancées.

BayLibre croit dans le libre

Pour terminer l’entrevue et après une visite des bureaux, Benoit me confie que son équipe ne s’est pas une seule fois ennuyée en deux ans. Un deuxième anniversaire fêté aux États-Unis, dans la Silicon Valley, entourés par leurs clients, partenaires et quelques prospects. Il croit beaucoup au libre, et semble inquiet de la pénurie de profils « Linux ». Heureusement, le Projet Ara a créé du buzz et de la crédibilité, « la boîte commence à avoir une vraie crédibilité, des ingénieurs seraient potentiellement intéressés pour nous rejoindre, c’était un de mes objectifs au démarrage, attirer des talents. Je commence à avoir des candidatures spontanées de vrais talents, c’est positif. ». D’ailleurs, même s’il est attristé par l’arrêt de la partie modem Icera chez NVIDIA et le licenciement d’une partie des salariés en France, il est intéressé pour reprendre quelques profils.

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Un des projets maison de BayLibre

Pour terminer notre entrevue d’environ trois heures, mon cicérone me montre un module maison développé avec une BeagleBone Black (comme le Raspberry Pi, mais bien plus « hacker »). Il s’agit d’une carte d’extension avec des capteurs pour mesurer la consommation énergétique. BayLibre a fait concevoir plusieurs de ces produits. Cela va permettre de mieux optimiser la consommation d’énergie dans les téléphones, car dans l’IoT, « nous avons une vraie expertise dans la consommation d’énergie ».


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