La gestion de crise par Huawei : un cas fascinant et complexe

 
La situation dans laquelle se trouve Huawei est inédite : aucune entreprise du secteur technologique n’avait dû faire face à des enjeux aussi complexes et entremêlés. Pour ne pas perdre la face, la firme chinoise doit forcément bien maîtriser sa communication de crise. Nous en avons discuté avec un expert de l’exercice.

« C’est la crise ». Vous en conviendrez, il n’est jamais bon d’entendre cette phrase, quelle que soit la situation. Dans le cas d’une entreprise, cette vérité se vérifie encore plus. Non seulement, il faut trouver une solution pour se sortir du mauvais pas, mais il est aussi impératif de bien gérer ce que l’on appelle la communication de crise afin de sauver l’image de marque ô combien essentielle. Or, l’actualité du secteur des nouvelles technologies nous a justement fourni un cas particulièrement intéressant à analyser. Je fais ici référence à l’affaire qui oppose Huawei au gouvernement américain.

Nous avons discuté de ce passionnant sujet avec Nazim Damardji. Ce communicant, fondateur de l’agence Fabriq PR, exerce son métier depuis 14 ans et est notamment spécialisé dans la gestion de crise. Avec lui, nous avons analysé la manière dont Huawei s’est conduit et a manié son discours pour limiter la casse.

Dans les lignes qui suivent, je vous propose donc d’essayer de déterminer si la communication de crise de Huawei a été efficace. Vous vous en doutez certainement, nous ne pourrons pas nous contenter d’un simple oui ou non en guise de réponse, car le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agit là d’un cas unique.

L’affaire Huawei

Avant de nous lancer dans l’auscultation de la communication de crise du constructeur chinois, resituons un peu le contexte. Disons-le sans détour : Huawei traverse une tempête sans précédent depuis quelques mois.

La firme s’est retrouvée embourbée dans une guerre commerciale entre Washington et Beijing. Résultat : les États-Unis ont appliqué un embargo empêchant toute entreprise américaine de collaborer avec Huawei tout en l’accusant, sans véritable preuve, de vouloir espionner les citoyens étasuniens pour le compte de la Chine.

Huawei

Les conséquences de cette sanction sont énormes et parmi elles on peut citer les Mate 30 et Mate 30 Pro sortis sans les services Google ou le déploiement des infrastructures 5G de Huawei fortement remis en question.

Ajoutez à cela des tensions géopolitiques et on se retrouve dans un bourbier mêlant à la fois des États, de grosses entreprises, des enjeux télécoms et, évidemment, des consommateurs. Gérer une crise d’une telle ampleur sereinement devient alors une mission impossible ou presque.

Communication de crise : le b.a-ba

Nazim Damardji explique qu’il y a trois étapes dans toute communication que l’on pourrait grossièrement résumer ainsi :

  • avant la crise ;
  • pendant la crise ;
  • après la crise.

Les trois étapes de la crise

Avant, « il faut essayer d’identifier toutes les crises potentielles et imaginables », affirme l’expert. En somme, mieux vaut prévenir que guérir. Une marque doit donc s’efforcer d’anticiper au mieux chaque problème qu’elle est susceptible de rencontrer. Elle peut « préparer éventuellement des messages », nous dit Nazim Damardji. Il s’agit là d’une attitude qu’il faut à tout prix adopter, car « le temps dans une crise, c’est primordial. On n’a jamais assez de temps et il faut donc toujours se préparer un maximum pour réagir le plus rapidement possible ».

Pendant la crise, « rassurer » est le maître-mot, rappelle notre interlocuteur. Si la préparation en amont a bien été faite, la marque peut dégainer un communiqué rapidement pour apaiser autant que possible les craintes des consommateurs, des investisseurs et des partenaires. Dans tous les cas, il faut identifier au plus vite la source du problème — ce qui s’accompagne souvent d’un licenciement d’une personne jugée fautive — et mettre en place une cellule de crise impliquant au moins trois pôles : l’équipe de communication, la direction et les responsables juridiques. C’est cette cellule qui va mettre en place la stratégie à adopter (comment communiquer, éléments de langage…).

Communication de crise, allégorie

Après, il faut mener deux actions. La première c’est d’évaluer l’ampleur des dégâts qui dépend forcément de l’ampleur de la crise. À ce propos, « on confond assez couramment crises et problèmes », constate Nazim Damardji. « Quelques problèmes sur un produit par exemple n’entraînent pas forcément une gestion de crise », c’est quand ledit problème devient trop gros, trop important que l’on parle de crise. La seconde action à mener est évidemment de redorer l’image de la marque. Or, en toute logique, « plus les dégâts sont grands, plus l’image sera difficile à redorer ». Et à l’expert de citer de manière faussement mystérieuse l’exemple « d’un réseau social à 2 milliards d’utilisateurs miné par les scandales à répétition » qui peine à regagner la confiance des internautes.

Désigner un porte-parole

D’ordre général, Nazim Damardji rappelle que le simple fait de répondre aux inquiétudes est extrêmement important. Même si le souci n’a pas encore été identifié, il faut indiquer qu’une enquête interne est en cours. En outre, la création d’une page web dédiée à l’explication du problème ou à un programme de remboursement, le cas échéant, est une pratique toujours préconisée.

Suite aux soucis du Galaxy Note 7, Samsung avait mis en place un programme de retour et de remboursement

Aussi, la désignation d’un ou d’une porte-parole est un réflexe indispensable afin d’humaniser l’entreprise, à condition que la personne choisie « respecte à la lettre la stratégie de communication ». Cela permet aussi d’accorder une interview à un média à forte audience, au journal télévisé par exemple. Il faut cependant s’assurer que cela ne se transforme pas en piège. « Je me rappelle d’un porte-parole d’une grande entreprise qui avait été surpris par la question de la journaliste. Ça avait entraîné une vague de moqueries sur Twitter », raconte notre interlocuteur. On imagine sans peine que ces couacs font partie des pires cauchemars d’un communicant.

La personne porte-parole doit donc être bien formée pour toujours répondre correctement. Nazim Damardji souligne au passage que « dire qu’on n’a pas la réponse, c’est une réponse en soi », et ce sera toujours mieux que d’improviser maladroitement.

Le cas de Huawei

Voilà, nous maîtrisons les grandes lignes de la communication de crise. Et à travers ce prisme, nous pouvons désormais analyser la manière dont Huawei a géré — et gère toujours — son affaire. Alors que nous abordons ce sujet dans notre conversation, Nazim Damardji me dit d’emblée la chose qui suit :

En tant que communicant, je suis indulgent à l’égard de Huawei, car c’est une situation extrêmement compliquée.

Par la suite, j’ai compris que cette phrase résumait parfaitement la question. Comme nous nous apprêtons à le voir, la communication du géant chinois ne peut sans doute pas être qualifiée d’irréprochable, mais dans le même temps il est difficile d’estimer dans quelle mesure la firme aurait pu mieux se comporter tant la crise qu’elle traverse est inédite.

Huawei n’a pas toutes les cartes en main

L’embargo américain à l’encontre de Huawei a été mis en application en mai 2019. « Mais en réalité, la crise a commencé il y a bien un an ou un an et demi », assure Nazim Damardji. Les tensions entre la Chine et les États-Unis n’ont en effet pas explosé d’un coup, mais ont progressivement gagné en intensité aussi bien sur le terrain économique que sur celui de l’espionnage. « Huawei a donc eu le temps de se préparer ».

Nous l’avons dit plus haut, une communication de crise a pour but de rassurer investisseurs et consommateurs. Or, dans le cas de Huawei, il faut aussi rassurer des États. On touche donc à des notions de géopolitique qui complexifient grandement l’équation.

Le moindre mouvement de Huawei a une conséquence sur les relations entre les États-Unis et la Chine

Huawei ne peut donc pas agir aussi librement qu’il l’entend. Il faut rappeler en effet que l’entreprise est un énorme poids lourd en Chine et qu’il est une figure de proue du programme politique « Made in China 2025 » mis en place par le président Xi Jinping. Grosso modo, celui-ci veut permettre à l’Empire du Milieu de dominer divers secteurs des nouvelles technologies. À terme, l’idée est d’associer l’industrie chinoise à celle de l’innovation plutôt qu’à celle du rattrapage technologique.

Les présidents Xi Jinping et Donald Trump (crédits image : La Maison-Blanche)

Les États-Unis, menacés dans leur position de leader mondial, n’apprécient vraiment pas cette politique et ont donc contre-attaqué à coup d’augmentations de taxes. D’aucuns y voient là l’origine du conflit commercial entre les deux puissances. Au milieu de tout cela, on peut comprendre que « le moindre mouvement de Huawei a une conséquence sur les relations entre les États-Unis et la Chine », résume le fondateur de Fabriq PR. La firme n’a donc pas toutes les cartes en main et ne peut pas gérer chaque aspect de sa communication.

« Ils jouent sur cette zone très sensible et en plus de ça, il y a aussi cette méfiance occidentale vis-à-vis des politiques chinoises ». Méfiance qui n’aide forcément pas Huawei à agir sereinement.

Maîtriser ce que l’on peut

Dans un tel contexte, il est difficile pour Huawei de bien établir sa stratégie de communication. Malgré ce gros handicap, la firme s’en sort honorablement sur les éléments sur lesquels elle a plus de maîtrise. Rappelons ainsi que la marque a dégainé un communiqué officiel au lendemain de l’annonce publique de la sanction américaine.

Dans sa déclaration, Huawei assurait qu’il « continuera d’apporter les mises à jour de sécurité et d’assurer les services d’après-vente à tous les smartphones et tablettes déjà vendus et tous ceux disponibles sur le marché à travers le monde. Nous continuerons de construire un écosystème logiciel sécurisé et durable afin d’apporter la meilleure expérience à tous les utilisateurs dans le monde ». Nazim Damardji nous dit que cette réaction était parfaite pour éviter un mouvement de panique.

Les Huawei P30 et P30 Pro reçoivent bien les mises à jour poussées par Google

Plus tard, Huawei a présenté ses Mate 30 et Mate 30 Pro qui n’ont pas nativement droit au Play Store ou aux services Google. Ici, le flou est malheureusement toujours de mise et on ne sait toujours pas dans quelle mesure il sera possible de les installer manuellement. Mais ce qui intéresse plus Nazim Damardji, c’est le fait que la conférence d’annonce a eu lieu en Allemagne.

Pour lui, la marque envoie un message fort : elle ne néglige pas le Vieux Continent. « Huawei essaie de convaincre en adoucissant son image en Europe, tout en sachant que c’est peine perdue aux États-Unis ». Il précise qu’en choisissant de faire cette conférence en Europe, « l’entreprise veut renforcer le relationnel avec ses partenaires, le retour attendu n’est pas dans la vente, mais dans l’image de la marque ».

On pourra aussi noter que sur le secteur de la 5G, Huawei doit aussi tout faire pour bien gérer sa communication en tant qu’équipementier réseau. La firme chinoise tente absolument de montrer patte blanche, et pour cause, la situation est encore plus urgente. « Ils sont en train de souffrir énormément sur la 5G, parce que le déploiement c’est maintenant. C’est maintenant qu’il faut signer les contrats. Après, ce sera trop tard ».

Trop de porte-paroles

On le mentionnait un peu plus haut, Huawei joue sur plusieurs fronts dans cette affaire. À cause de cela, « je pense que le souci de Huawei a été d’avoir trop de porte-paroles », confie Nazim Damardji. Ce n’est pas tant une critique qu’un constat inévitable.

Désigner un porte-parole permet de suivre parfaitement une stratégie de communication en temps de crise. Dans l’affaire de Huawei, les enjeux sont si nombreux que l’entreprise se retrouve forcément avec un porte-parole sur la question des smartphones, un autre sur la 5G, un autre dans les pourparlers avec les États-Unis et d’autres pays et, à tout ce beau monde, vous pouvez ajouter le fondateur de la firme Ren Zhengfei qui a multiplié les sorties médiatisées.

Ren Zhengfei, fondateur de Huawei (Crédit photo : The Australian)

Il est donc beaucoup plus difficile d’avoir une communication cohérente dans ces conditions et on le voit bien justement avec Ren Zhengfei qui a soufflé le chaud et le froid. C’est lui qui a récemment proposé de vendre de précieuses technologies 5G à une entreprise américaine afin de faire amende honorable et de miser sur la transparence. Mais c’est lui aussi qui, quelques semaines avant, nourrissait un discours extrêmement belliqueux face à la sanction des États-Unis.

Sans oublier que Ren Zhengfei suscite quelques controverses pour ces liens avec le Parti communiste chinois. On imagine que le fondateur de Huawei ajuste ses propos à chaque fois en fonction d’une situation bien précise dont nous ignorons l’ensemble des détails, mais on peut clairement observer que ses positions ne sont pas toujours en accord avec la branche consommateurs de son entreprise qui, elle, n’a jamais changé de cap et a toujours affiché sa volonté de retravailler avec Google et tous les autres partenaires américains.

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Enfin, pour conclure, Nazim Damardji évoque une autre piste de réflexion. « En occident, on a cette culture où l’on exige qu’une entreprise communique beaucoup pour rassurer, mais je ne suis pas sûr que ça se passe exactement de la même manière en Chine ». Il est en effet intéressant de voir que dans ses terres, Huawei surfe surtout sur un élan patriotique.

Une récente enquête a ainsi montré que les consommateurs chinois boudaient de plus en plus les produits d’Apple puisqu’il s’agit d’une marque américaine. En face, Huawei, en tant que champion chinois, profite d’un soutien accru et l’image entretenue par la firme dans l’Empire du Milieu n’est pas du tout la même que celle qu’elle veut imposer en Europe.

Est-ce suffisant ?

Nous pourrions encore décortiquer davantage la communication de crise de Huawei, mais l’idée générale restera la même : l’entreprise est confrontée à une situation inouïe et nourrir un discours parfaitement huilé, cohérent et maîtrisé semble tout bonnement impossible. Même le fiasco du Galaxy Note 7 vécu par Samsung entre 2016 et 2017 était moins difficile à gérer puisque, en soi, il s’agissait surtout de retirer un produit défectueux du marché. Le souci était moins complexe.

On retiendra surtout que Huawei a su faire l’essentiel : rassurer les personnes ayant déjà acheté un de ses produits. Sur une note moins positive, l’avenir de la marque à court et moyen terme baigne dans un flou très opaque. Or, il semblerait que la firme n’a pas d’information concrète à nous fournir pour le moment et, au vu des circonstances, il serait difficile de l’en blâmer.

Huawei gère sa crise du mieux qu’il peut. Est-ce suffisant ? L’avenir nous le dira.

N. B. Nazim Damardji a eu régulièrement l’occasion de travailler dans le secteur des nouvelles technologies. Il a ainsi collaboré, entre autres, avec BlackBerry ou Garmin et travaille aujourd’hui encore avec Google Cloud, Logitech et Yahoo!. L’expert a cependant préféré taire les noms des marques pour lesquelles il a dû gérer des communications de crise.


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