Les révélations du procès Fortnite sur les relations tendues entre Epic Games et Google

 
En ce moment a lieu le procès opposant Epic Games à Google, dans le cadre de l’affaire des commissions sur les micro-transactions du Play Store. De quoi en apprendre beaucoup sur les relations entre les deux entreprises, mastodontes de leur domaine respectif.

L’affaire commence à remonter, mais elle n’a toujours pas été réglée en justice. Epic Games attaque Google devant le tribunal de San Francisco, mettant en cause les frais d’achat dans les applications. Pour lui, Google possède un monopole illégal avec sa boutique dans Android.

Après le procès ayant opposé Epic à Apple, c’est au tour de Google de se défendre face à la justice américaine. Le journaliste de The Verge Sean Hollister a pu être présent à l’audience et rapporte les relations entre Epic Games et Google, mais pas uniquement.

Epic Games avait un projet avec Activision-Blizzard King

Des documents internes à l’entreprise révèlent que fin 2019, Epic Games réfléchissait à un plan pour contourner Google. The Verge le décrit : il consistait à créer un magasin de jeux mobiles soit avec Activision-Blizzard King (ABK) et Supercell, soit tout seul. Une boutique qui aurait permis de télécharger Call of Duty : MobileDiablo ImmortalClash RoyaleCandy Crush ou encore Fortnite.

Ces géants du jeu mobile se seraient donc unis pour créer un « Steam du jeu mobile » comme le qualifiait Armin Zerza, directeur financier d’ABK. Pour convaincre un maximum d’éditeur, l’avantage concurrentiel était des frais de micro-transactions réduits : 10 à 12 %, contre les 30 % que prend Google.

Et si le projet avait vu le jour, ABK aurait voulu faire de même sur iPhone. Pourtant dans le même temps, l’entreprise négociait un accord avec Google à 100 millions de dollars pour « renforcer l’économie d’ABK dans les domaines du mobile, de YouTube, de la publicité, des dépenses médiatiques et du cloud. ».

Un accord qui a fini par être signé, pour un montant supérieur à 100 millions de dollars : selon Don Harrison, responsable des partenariats de Google, « des milliards de dollars circulent entre les deux entreprises. »

Source : Epic Games

Pour Epic Games, la situation est claire : Google a payé Activision-Blizzard King pour que ce dernier ne lance pas sa boutique d’applications. Selon l’entreprise, Google craindrait de voir tous les éditeurs principaux quitter son Play Store en suivant Epic Games et autres.

Pour Google justement, la boutique sur laquelle travaillait ABK n’était qu’un projet pour faire pression sur elle. L’entreprise affirme que 45 à 70 employés travaillaient sur le projet et que cela semblait très faible pour un tel objectif. Selon Armin Zerza, il n’avait pas été mené à bien puisque pas assez intéressant financièrement.

Projet Hug : les millions de Google pour éviter la débandade

Ce que révèle ce procès, c’est aussi le « Project Hug » de Google. L’entreprise a payé des millions de dollars aux principaux éditeurs de jeux mobiles pour éviter qu’ils ne développent leur propre magasin d’application.

L’impact était plus large que cela : Google a reconnu ne pas vouloir que la perte de titres sur le Play Store « déclenche une réaction en chaîne et que de plus en plus de titres sur Google Play partent. » Pour Epic, ces accords étaient suffisamment secrets pour être considérés comme illicites, ce qui n’est pas de l’avis de Google.

Pourquoi Google prend 30 % de commissions sur les micro-transactions

Le vice-président de la gestion des produits chez Google Paul Gennai s’est exprimé au tribunal de San Francisco dans cette affaire. Pour lui, quand les développeurs réussissent, Google doit également réussir. Pour Jonathan Kravis, l’avocat de Google, Paul Gennai « ne se contente pas d’empocher les frais de service du Play Store, mais qu’il investit dans ce dernier parce qu’il sait qu’il doit rivaliser avec Apple. »

Une méthode nécessaire pour convaincre les consommateurs d’acheter un smartphone Android plutôt qu’un iPhone.

Fortnite est au mieux de sa forme sur ce P50 Pro. // Source : Frandroid – Robin Wycke

Comme le rappelle Sean Hollister, Google n’a pas seulement copié des fonctionnalités de l’App Store d’Apple. L’avocat a indiqué que Google a été le premier à mettre en place des codes promo et des phases de préinscription pour les applications. Le Play Store a de plus proposé des applications dédiées aux enfants et des formules d’abonnement à un catalogue de jeux.

Le Play Store offrirait en outre une boutique sécurisée et respectueuse de la vie privée pour les fabricants de smartphones Android ainsi que pour les consommateurs.

La réponse de Google face au tribunal

Google a défendu sa position vis-à-vis de la part prélevée dans les micro-transactions. Pour la société, si tous les acteurs tiraient ces commissions vers le bas, ce ne serait pas louable pour tous, mais uniquement pour les grands éditeurs. Elle propose de « réduire la part de chiffre d’affaires effective de Play tout en maintenant le taux en vigueur et restituer cette valeur de manière à ce qu’elle revienne à Google. »

Cette dernière reconnaît néanmoins que le taux de partage des revenus actuel « n’est peut-être pas viable à long terme ». Google voudrait modifier cette règle avant que des tribunaux ou des législations ne l’imposent.

Pourquoi Google ne réserve pas le même traitement à tous les éditeurs d’applications

Selon les programmes du Play Store, les développeurs qui collaborent avec Google ne se voient pas prendre une commission de 30 %. À une époque, certaines pouvaient tomber à 15 % dans le cadre du programme Living Room Accelerator ou du programme pour les applications audio.

Fortnite // Source : Ali A sur YouTube

Pourtant, certains développeurs ne passaient pas par le service de facturation de Google et n’y étaient pas obligés. Le problème est réglé depuis, bien que Spofity ou encore Netflix profitent d’un taux à 0 %. Ce qui offre un point d’accusation pour Epic, à savoir la facturation non uniforme du Google Play Store.

Peu de consommateurs passent d’Android à l’iPhone

L’avocate d’Epic Games Lauren Moskowitz a mis en évidence un document interne de Google indiquant que le changement d’un smartphone Android à un smartphone Apple n’était pas courant. D’ailleurs, celles et ceux qui changent de plateforme « ont tendance à être plus jeunes et à vivre dans des zones urbaines », peut-on y lire.

Ils seraient 22 % d’utilisateur d’iOS à envisager de changer de système d’exploitation, mais 9 % seulement à en avoir vraiment l’intention. De l’autre côté, les utilisateurs d’Android seraient 17 % à envisager de changer d’OS, et seulement 7 % à en avoir l’intention, selon un document de 2021.

Comment Google aurait envisagé de fermer le Galaxy Store

Sur les smartphones et tablettes Samsung, aux côtés du Play Store, il y a le Galaxy Store, la boutique d’applications propre à la marque sud-coréenne. Elle aussi permet de réaliser des achats d’apps, ce qui représente un manque à gagner pour Google, d’autant plus que Samsung est l’un des principaux fabricants d’appareils Android, de loin le premier.

L'application Epic Games sur le Galaxy Store
L’application Epic Games sur le Galaxy Store pour télécharger Fortnite // Source : Frandroid

Des documents internes de Google révèlent que ses responsables voulaient créer une « zone Samsung » dans le Google Play Store pour remplacer le Galaxy Store, en payant Samsung pour cela. Selon l’entreprise, c’était bénéfique pour Samsung, qui n’aurait alors plus eu à « gaspiller ses ressources ». Le tout pour 50 millions de dollars par an.

Fortnite mérite-t-il de gagner 100 % des micro-transactions réalisées via Google Play ?

Google aussi pose des questions durant ce procès, notamment à Matthew Weissinger, vice-président du marketing chez Epic Games. L’entreprise sort les documents internes de l’éditeur, montrant que le lancement de Fortnite sur mobile avait généré 38 % des nouveaux comptes chaque jour en 2019. Pour autant, on apprend dans ce document que « la rétention sur mobile est faible par rapport aux autres plateformes ». Sur Android, c’est 4 % après 30 jours, contre 16 % sur PlayStation 4 ou encore 11 % sur Xbox One.

Aussi, Google argumente sur le fait que les joueurs n’achètent pas leurs V-Bucks (la monnaie virtuelle de Fortnite) sur Android, mais sur leur console : seul 0,7 % des achats était réalisé sur Android. Toutes ces statistiques sont néanmoins antérieures au lancement originel de Fortnite sur le Play Store.

Caricature d'Apple sur Fortnite
Source : Epic Games

Google a également démontré qu’Epic connaissait d’autres obstacles à l’installation de Fortnite que son absence du Play Store. Il y a le fait que le jeu soit gourmand et qu’il ne puisse pas fonctionner de manière fluide sur tous les appareils et qu’il demande un certain espace de stockage.

D’un autre côté, lorsqu’on installe un jeu via son fichier d’installation téléchargé (au format APK), une fenêtre dans Android indique qu’il peut endommager le téléphone, ce qui peut faire peur aux utilisateurs.

Fortnite sur l'Oppo Find X3 Pro
Le jeu Fortnite sur l’Oppo Find X3 Pro // Source : Arnaud Gelineau – Frandroid

Un document interne d’Epic indique qu’à l’époque, seuls 260 millions de smartphones disposaient de la configuration minimale requise par Fortnite. The Verge rapporte qu’« Epic a estimé que 37 % des utilisateurs ont abandonné entre le moment où ils ont cliqué sur “Télécharger sur le Web” et l’ouverture de l’application Epic Games, mais que 40 % ont abandonné après l’ouverture de l’application Epic Games et avant d’avoir passé une vérification minimale des spécifications ».

C’est bien Epic qui avait créé un groupe de lobbying « pour l’équité des applications »

En 2021, Sean Hollister lui-même révélait qu’Epic Games avait fondé une « Coalition pour l’équité des applications ». L’éditeur n’avait pas confirmé cela à l’époque, mais l’a fait au tribunal. Matthew Weissinger reconnaît avoir versé 100 000 dollars à un consultant pour créer ce groupe d’influence.

Pourtant, cette coalition avait indiqué publiquement en 2020 que les membres fondateurs étaient Epic Games, Spotify, Basecamp, Match Group, Tile, Blix et Deezer.

Epic Games voulait des procès contre Apple et Google, mais pas contre Samsung

Matthew Weissinger reconnaît aussi avoir choisi de ne pas cibler Samsung. Toute cette opération de procès pour pratiques anticoncurrentielles à l’encontre de Google et d’Apple était un « plan secret » nommé « Project Liberty »et c’est pour ça que la Coalition pour l’équité des applications avait été créée.

Pourtant, Samsung a effectivement fait des choses à l’encontre des valeurs de ladite coalition. Pour Epic Games, Samsung fait partie « des partenaires promotionnels exceptionnels qui vont vraiment au-delà des attentes. »

Les accords secrets d’Epic Games avec les constructeurs de smartphones

Pour se passer du Google Play Store, l’une des solutions pour Epic Games était de faire pré-installer Fortnite sur les smartphones Android. Beaucoup d’applications, même les plus connues (Facebook, LinkedIn et autres jeux mobiles) recourent à cette pratique.

Cela est même arrivé avec Huawei, qui avait fait préinstaller le jeu sur des smartphones Honor, avant l’embargo américain sur les relations entre entreprises américaines et chinoises.

Sur Fortnite, on profite bien de l'écran vif du Galaxy S21
Sur Fortnite, on profite bien de l’écran vif du Galaxy S21 // Source : Arnaud Gelineau – Frandroid

C’est durant le procès qu’on apprend qu’Epic avait signé un accord avec LG pour créer un smartphone gaming. L’éditeur avait également signé avec Samsung en 2022 pour quatre ans, afin de publier Fortnite sur le Galaxy Store. Avec Samsung, l’accord était primordial : en 2018, « Epic a estimé que 56 % des appareils pouvant exécuter Fortnite, en dehors de la Chine, étaient des appareils Samsung. »

Du côté de OnePlus, il y avait aussi un accord de préinstallation qui aurait pu être exécuté dans le monde entier, mais qui ne l’a finalement été qu’en Inde. Selon Hans Stolfus, directeur des partenariats stratégiques chez Epic, c’est « parce que Google a bloqué la proposition de préinstaller notre application sur ses appareils en dehors de l’Inde » : il s’appuie sur ses contacts chez OnePlus. Google rétorque que la marque a fait son propre choix. Enfin, l’entreprise avait discuté avec Razer, Lenovo et autres.

Google et Epic avait un accord gagnant-gagnant avec Fortnite

Les deux entreprises avaient un contrat qui aurait été rompu avec le projet Liberty selon Google. Ce dernier a indiqué devant les juges avoir contribué à apporter Fortnite sur Android, avec à l’appui un billet de blog sur le site d’Epic daté de 2018, supprimé depuis. On peut y lire que Google a apporté son expertise pour faire fonctionner le jeu.

Interrogé, le directeur de l’ingénierie d’Epic Games Andrew Grant a simplement indiqué que cette aide avait été très utile. On lui avait auparavant demandé si Epic avait rémunéré Google pour cela. Comme l’écrit The Verge, il a affirmé « que les correctifs de Fortnite entraîneraient des changements dans Unreal Engine qui offriraient de meilleures performances pour tous les jeux mobiles utilisant Unreal Engine. »

Google avait pour projet de racheter Epic Games pour avoir Fortnite pour lui tout seul

D’autres documents internes de Google ont révélé que l’entreprise avait réfléchi à racheter, avec Tencent ou non, tout ou partie d’Epic Games. Aujourd’hui, Tencent représente 40 % du capital de l’éditeur. Google voulait mettre jusqu’à 2 milliards de dollars pour acquérir environ 20 % d’Epic Games il y a quelques années. L’objectif était de faire de Fortnite un « moteur commercial » pour Google, que ce soit sur le Play Store, pour ses serveurs cloud, ou encore sur YouTube. Le battle royale aurait même pu sauver Google Stadia s’il avait rejoint le catalogue, grâce à sa popularité.


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