Tablettes tactiles : chronique de l’après-guerre

 

Avant la première décennie des années 2000, on parlait de tablettes pour évoquer ces fameuses petites tables repliables que l’on trouve dans les transports et dans les amphis des facultés. On pouvait aussi retrouver le terme symbolisant le caractère éternel des lois, les fameuses Tables que l’on retrouve dans la tradition biblique. Aujourd’hui, on parle d’un ordinateur constitué d’un écran tactile. Quel rapport entre les trois ? Strictement aucun, mon bon monsieur : contrairement aux tablettes des amphis, les tablettes tactiles de 2013 ne servent plus de repose-café, et contrairement aux tables de loi, leur marché n’est pas gravé dans le marbre.

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Et les tablettes furent

Alors qu’Apple vient de donner un nouveau souffle à son produit d’appel préféré, en le rebaptisant iPad Air, il est intéressant, aujourd’hui, quelque trois ans après les premières apparitions grand public des tablettes, de jeter un œil au marché désormais structuré. Eh oui, il y a trois ans encore, grosso modo, les tablettes tactiles, c’était Apple et un produit fini, fonctionnel et utile et le reste du monde, qui se séparait entre des constructeurs cherchant tant bien que mal à proposer quelque chose sur Android et des systèmes mobiles qui essayaient de faire des tablettes intéressantes. C’est ainsi que l’on a pu avoir, pêle-mêle, Android 3.0, système qui a été codé à la va-vite pour contrer l’iPad, du tardif aveu de Google, webOS et sa TouchPad mort-née qui est devenue l’un des meilleurs rapports qualité/prix de l’histoire des technos mobiles, BlackBerry et sa PlayBook qui n’a convaincu personne, ou encore des dizaines de constructeurs chinois qui pensaient que mettre Android 2.x sur une tablette pouvait aboutir à un vrai produit intelligent.

En d’autres termes, et en prenant un peu de hauteur et de recul par rapport à 2010-2011, Apple avait un boulevard grand ouvert et un coup d’essai d’avance sur tout le monde, puisque la véritable folie de la tablette a réellement débuté avec l’iPad 2. Ajoutez à ce tableau le fait qu’Apple avait déjà prévu une section de son App Store réservée aux tablettes tactiles et qu’il avait en outre invité les développeurs à coder des applications universelles et dédiées au format pour créer un écosystème intéressant qui justifiait l’achat d’une tablette. Encore une fois, avec un peu de recul, on s’aperçoit que Google n’a rien fait de ce côté-là avant à peu près un an d’existence de ses tablettes, laissant les moqueries fuser de toutes parts à l’égard de son système d’exploitation désespérément vide côté applicatif. On se souvient encore d’Andy Rubin affirmant devant un parterre de développeurs et de journalistes que Twitter pour Android était une application parfaitement adaptée aux tablettes tactiles, alors que la version proposée à l’époque n’était qu’un dézoom étiré de la version mobile… catastrophique.

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Un carton plein côté hardware, un software parfaitement maîtrisé, une concurrence qui faisait au mieux des tentatives plaisantes, au pire des catastrophes sans nom : la pomme grignotait tous les vers. Et puis vinrent deux troubles dans ce jardin d’Eden. La première flèche à atteindre sa cible longtemps manquée venait d’Amazon : elle se nommait Kindle Fire. La seconde flèche venait de Google lui-même, qui, après avoir longtemps été un piteux outsider, déployait enfin ses croiseurs au large des côtes de Cupertino : c’était l’opération Nexus 7. Les deux assaillants avaient enfin compris le marché : il ne s’agissait pas de dire simplement « je souhaite faire une tablette tactile », mais « pourquoi Apple a réussi, pourquoi nous ne réussissons pas et comment lui couper l’herbe sous le pied ».

Amazon répondait avec un marché d’application fourni et, aux Etats-Unis, une médiathèque conséquente : films, séries, musique, livres, bref, tout pour appâter le chaland avec des arguments intéressants. Cette stratégie était au fond parfaitement ironique : vu les limitations techniques et logicielles des Kindle Fire, Amazon réussissait alors en fait la prouesse de vendre un magasin pour acheter ses produits. Magnifique idéal d’un consumérisme qui se mord la queue. De son côté, Google attaquait fort sur deux créneaux qu’Apple n’avait pas abordés avec son iPad : les tablettes de taille plus réduite et surtout, les tablettes véritablement bon marché. Ainsi sortait une Nexus 7 qui coûtait moins que les autres engins de l’époque mais qui n’en demeurait pas moins une tablette de référence côté OS et matériel embarqué.

Amazon Kindle Fire HDX 8,9
Amazon Kindle Fire HDX 8,9

Aujourd’hui, si l’on veut être honnête, le marché de la tablette tactile est le résultat direct et précis de ces escarmouches qui ont fait des étincelles : Apple d’un côté du ring, Amazon dans un coin, Google un peu partout sur les cordes avec ses constructeurs favoris qui ont relevé la barre. Si l’on veut être un brin complaisant, on peut remarquer, tout au fond, dans le public, un concurrent qui essaie tant bien que mal de se frayer un passage dans la foule pour rejoindre l’arène : Microsoft. Cela dit, vu le fiasco de Windows RT, le non-événement des tablettes et hybrides sous Windows 8 et la sortie de Windows 8.1, prévu comme une sorte de Messie mais pas vraiment différent de son grand frère, on a du mal, pour l’instant, à croire que Microsoft puisse être encore entré dans le tablette-jeu. Google ayant été longtemps hors-jeu et pourtant vaillant désormais, tout est encore possible, mais en 2013, difficile de considérer la firme de Redmond dans un panorama du marché.  Mais alors, à quoi ressemble-t-il, ce marché ?

iPad : l’ennemi intérieur

Qu’est-ce qui fait le plus de mal à Apple sur le marché des tablettes ? Les actionnaires pas contents qui veulent que la firme fasse toujours plus de bénéfices, parce que des bénéfices monstrueux, ce n’est jamais assez ? Google ou Amazon, qui ont bien compris qu’il ne fallait pas attaquer le géant sur son terrain pour percer ? Non, malheureusement. Si vous espériez une bataille rangée, sachez qu’elle n’aura pas lieu. Le véritable ennemi de l’iPad, c’est lui-même, et en un sens encore plus pervers, sa propre excellence. Une étude publiée par Localitics le 21 octobre dernier, donc toute récente montre que le marché des tablettes iOS se structure d’une manière plutôt inattendue : 38 % des tablettes iOS sont des iPad 2, 19 % sont des iPad de 3e génération, 18 % des iPad de 4e génération, 17 % des iPad Mini et seulement 8 % d’iPad premiers du nom.

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La tablette que les utilisateurs d’iOS possèdent le plus est donc l’iPad 2, sortie il y a maintenant deux ans. Cela peut s’expliquer par trois indices que l’on suppose aisément. Le premier, c’est le fameux winner takes all : quand l’iPad 2 est sorti, il a réellement introduit la tablette dans les foyers, sans concurrence possible. Le deuxième vient de la qualité de l’iPad 2. Il n’y a pas 36 000 façons de le dire : aujourd’hui, un iPad 2 fait tourner iOS 7 et reste une tablette réactive, bourrée de bonnes idées et suffisante pour lancer la quasi totalité des applications de l’App Store. En d’autres termes, quelqu’un qui a acheté l’iPad 2 parce que c’était un produit fantastique il y a deux ans n’aura, au fond, que peu de raisons de changer aujourd’hui. Et finalement vient le prix : avant la sortie de l’iPad Mini, l’iPad 2 était un appareil d’entrée de gamme, non seulement sur le marché des tablettes 10 pouces qui chiffrait ses produits autour des 600 euros, mais aussi chez Apple.

Aucun produit du géant n’a eu un prix aussi bas que l’iPad 2, hors iPod et Apple TV. C’était donc un produit d’appel parfait pour amener littéralement les clients qui hésitaient à débourser plus d’un millier d’euros pour un Mac dans la galaxie Apple. Si l’on ajoute à cela l’iPad Mini qui a cannibalisé les ventes des iPad de plus grande taille, on comprend qu’Apple n’a jamais véritablement décliné sur le secteur : il a simplement diversifié les cibles de ses acheteurs et payé le prix d’un produit trop bon – ou de successeurs sans avancée décisive pour le grand public. Reste qu’au troisième trimestre 2013, le fameux Q3, Apple avait vendu 14 millions d’iPad, ce qui est loin du record du Q1 de 2013 à 22 millions d’exemplaires vendus, mais constant par rapport au trimestre précédent.

Android : Nexus ou crève

En 2011, on s’amusait sans mal à parler de « guerre des tablettes » : elle faisait rage entre OS, mais aussi entre constructeurs du côté d’Android ou des premières annonces de modèles sous Windows 8. Aujourd’hui, en fait, la situation est apaisée et seuls quelques constructeurs sortent des appareils d’une qualité irréprochable, bénéficiant en plus d’un Play Store désormais très bien fourni. Au sommet de la hiérarchie : le maître, qui distribue des baffes et des bons points, Google. Continuant son petit bonhomme de chemin avec sa gamme Nexus, il donne le la aux tendances Android à venir.

Nexus 7 (2013)
Nexus 7 (2013)

A ses côtés, le bon élève, Sony, qui avec sa Tablet Z signe un produit d’une qualité remarquable et remarquée, quoi qu’un peu cher par rapport à l’étalon-iPad. Samsung continue à inonder le marché de ses modèles mais s’est un peu calmé sur les produits dont seul le nom change d’une année sur l’autre – quand ce ne sont pas les caractéristiques qui baissent. Ainsi, il reste à l’horizon des engins intéressants le Galaxy Note 10.1 et ses révisions annuelles.

Les autres ? Oui, LG sort quelques modèles sans avoir la masse de communication suffisante pour rivaliser avec Samsung et sans avoir l’aura – et les tarifs – d’un Google. La voie lactée des autres est constellée d’essais et de produits de niche, qui auront par exemple une caractéristique qui les différencie de la concurrence. On pense à Asus et ses Transformers, PadFone et autres excentricités qui séduisent quelques clients. On pense à Archos et ses produits qui n’ont plus de véritable identité, mais mieux vaut n’être rien d’identifié quand ce que l’on était avant se résumait à des produits bâclés et incapables de concurrencer quiconque sur un moyen terme. Reste que la réussite d’Android sur le marché des tablettes était pressentie malgré les assurances que Google faisait à ses partenaires : c’est la gamme Nexus qui a été triomphante, renforçant la réappropriation des produits Android par Google.

L’écosystème : la clef de la victoire

Et c’est bien là le constat au cœur du marché actuel des tablettes tactiles : que l’on parle d’iOS, de la version d’Android propriétaire par Amazon, de Windows 8.1, d’Android sur Nexus qui tend de plus à plus à devenir le logiciel propriétaire de Google, on s’aperçoit au fond que le marché s’est uniformisé autour de grands écosystèmes. C’est peut-être l’une des leçons de cette ruée vers l’or technologique : le support n’est rien, aussi bien soit-il, si l’utilisateur ne peut pas faire grand chose avec.

Ce simple constat explique à la fois l’échec de webOS et de la Playbook, le lent démarrage de Windows RT et les succès d’Apple, Amazon et Google dès le moment où ils ont compris que l’objet tablette était une nouveauté absolue dans le salon des clients. Auriez-vous imaginé dans les années 2000 le succès du lecteur DVD s’il n’y avait pas eu de DVD du tout ? Voilà sûrement l’erreur qui a réglé en fin de compte la guerre de tranchée des constructeurs. Désormais, il est bien difficile de crier haut et fort : « cette tablette est la meilleure ! » Non, que le client choisisse sa chapelle et s’y tienne pour la suite : le choix n’est plus aussi vaste si l’on ne cherche pas à se faire du mal avec des tablettes chinoises à 49 euros sur Groupon, mais le confort d’utilisation est désormais presque partout égal.

Les phablettes : Galaxy Note 3 et HTC One Max
Les phablettes : Galaxy Note 3 et HTC One Max

Quelle perspective ? Après la guerre vient le Baby Boom ? Oui, si l’on considère que la tablette tactile a enfanté une progéniture hybride, en s’accouplant avec le smartphone. Ce que le français à tendance angloise a affublé du nom le plus disgracieux des NTIC, les phablettes, c’est en fait le prolongement naturel d’une logique de redéfinition du support pour coller au logiciel. La phablette, ou phablet, comme on veut, est majoritairement un produit Android, système qui n’avait pas, jusqu’à peu, un choix d’application vaste pour des tablettes plus grandes. Comment faire un produit qui soit aussi confortable qu’une tablette et qui affiche naturellement les applications pour smartphone ? L’hybride était né, et si l’on imaginait que 5 pouces, c’était déjà très grand, on tire maintenant vers des produits de 6, voire 7 pouces dans l’imaginaire le plus fou d’un Asus. Au fond, le plus grand des smartphones est aujourd’hui une petite tablette, camouflée derrière un nom plus vendeur pour le grand public.

Voilà la tendance actuelle et qui durera sûrement un peu : l’iPad dans ses terres, Android sur format propriétaire Nexus ou Kindle, Microsoft qui, à défaut d’avoir pu entrer avec fracas sur le marché de la tablette tente de tactiliser ses ordinateurs. Jusqu’au prochain clash, mais il y a peu de chance qu’il ait lieu sur ce front apaisé.


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