Facebook a plus de deux milliards d’utilisateurs mensuels et semble faire et défaire les élections des pays démocratiques. Google se joue allègrement des règlements nationaux et européens sur la protection des données personnelles. La plupart des pays du monde rêveraient d’avoir un PIB égal aux profits annuels d’Apple — ou, plus encore, à la fortune personnelle de Jeff Bezos, patron d’Amazon.
Quand on voit l’importance de ces géants du numérique dans nos vies, on ne peut que se demander s’ils sont devenus nos nouveaux gouvernements, non élus et déliés de toute attache territoriale. Pourtant, il est très compliqué de savoir s’ils sont maintenant plus puissants que nos États traditionnels. En partie parce que la vision moderne de « l’État » n’est pas forcément le meilleur référentiel pour juger de la puissance politique d’une organisation.
L’argent et les armes
L’argent a toujours été le nerf de la guerre. Comme l’a expliqué l’historien Charles Tilly, la formation des États en Europe a été stimulée par deux choses fondamentales : le capital (l’argent) et la coercition (les armes). Aujourd’hui, si on regarde sur un planisphère, on voit que la planète est recouverte d’États souverains avec de belles frontières bien tracées, chacun ayant à la fois l’argent et les armes. Mais cet état de fait est très récent.
Pour l’essentiel de l’humanité jusqu’au 20e siècle, et en Europe jusqu’à au moins la Renaissance, la vie politique était un enchevêtrement de lieux de puissance hétéroclites, dont on ne pouvait pas dire qui exerçait vraiment du pouvoir sur qui. Sur une carte de l’Europe médiévale, on verrait, sur les franges, des seigneurs féodaux qui faisaient la politique par les armes. Et au centre, sur une bande allant de Venise aux Pays-Bas, de riches cités-États marchandes dirigées par l’argent.
Les États souverains sont très récents dans l’histoire
Les uns allaient avec les autres : les seigneurs finançaient leurs armées grâce aux cités marchandes, et ces dernières achetaient la protection militaire des seigneurs. Mais après le traité de Westphalie de 1648, qui mit fin à la guerre de Trente Ans, le paysage international européen commença à s’homogénéiser en États tels qu’on les connaît, et le reste de la planète finit par suivre.
Aujourd’hui, avec les grandes multinationales, on constate une résurgence d’entités puissantes dirigées par l’argent, bien que d’un type très différent des cités médiévales. Les chercheurs en gouvernance globale s’intéressent à la manière dont les entreprises parviennent à influencer les politiques des États, et même à édicter des « règlements » ou des accords dans la sphère économique. La question étant de savoir si les firmes peuvent, en fin de compte, remettre en cause la suprématie étatique.
Souveraineté et lois de la physique
Les entreprises créent donc des normes, concluent des contrats entre elles et offrent des conditions à leurs clients. Mais comment assurer que ces « règlements » seront bien appliqués ? Le seul moyen dont disposent les sociétés sans dépendre de qui que ce soit est de faire jouer la pression financière. Cela peut aller très loin : au milieu du 20e siècle, avec le poids de sa production de bananes, la United Fruit Company pouvait donner des ordres à certains gouvernements d’Amérique centrale.
Mais au bout du compte, une firme ne peut pas « physiquement » forcer qui que ce soit à obéir à ses termes — au sens d’envoyer la police, avec des matraques, chercher une personne récalcitrante et la mettre derrière des barreaux qui l’empêcheront physiquement de s’enfuir. Cette force physique (la coercition dont parlait Charles Tilly) appartient aujourd’hui aux États souverains, détenteurs du « monopole de la violence légitime » comme le disait le sociologue allemand Max Weber.
La particularité des lois de la physique est qu’il est absolument impossible de s’y soustraire, contrairement aux lois humaines et aux contraintes de marché. La maîtrise sur l’usage des lois de la nature relève ainsi assez naturellement de la souveraineté étatique. Hormis le cas particulier des sociétés de sécurité et autres mercenaires, la dernière fois que des entreprises eurent la main-mise sur ce pouvoir, ce fut à l’époque des grandes compagnies marchandes du 17e siècle.
Soutenue par le gouvernement de la Grande-Bretagne, la Compagnie des Indes s’était dotée d’une armée privée pour protéger ses flottes face aux pirates et à sa concurrente néerlandaise. D’abord implantée dans des comptoirs portuaires en Asie du Sud, elle a fini par de facto conquérir l’essentiel du sous-continent indien au cours du 18e siècle.
Cette ère est peut-être révolue, mais depuis, on a inventé l’informatique.
Code is law
Quand un ordinateur fait tourner un logiciel, il le fait en vertu des lois des mathématiques — et de la logique informatique. S’il nous demande un mot de passe pour accéder à un compte, que nous le voulions ou non, cette demande s’applique. Nous ne pouvons pas dire « désolé, je veux rentrer sans donner de mot de passe » alors que nous pouvons décider d’enfreindre le code de la route.
« L’exigence du mot de passe ressemble plus à une loi de la nature qu’à une loi humaine », remarquait ainsi en 1996 (lien PDF) le juriste américain Lawrence Lessig. Quand son livre Code and Other Laws of Cyberspace paraît en 1999, Lessig devient la rock star incontestée du droit du numérique aux États-Unis, célébré pour ses travaux sur la propriété intellectuelle et pour avoir fondé les licences Creative Commons en 2001.
« L’exigence du mot de passe ressemble plus à une loi de la nature qu’à une loi humaine »
Son principe phare du « code is law » (le code informatique est la loi) souligne les façons dont la technologie est utilisée pour contraindre et réguler les comportements des utilisateurs, y compris dans le monde physique. Un des exemples que prend Lessig est celui d’un dos-d’âne sur la route : comme une limitation de vitesse, c’est un moyen de faire ralentir l’automobiliste, mais il utilise les lois de la physique au lieu de la contrainte légale habituelle.
Mais la grande différence entre le monde physique et son pendant numérique est que dans ce dernier, les lois de la nature — le « code » — sont infiniment plus malléables, écrites par des humains selon leur bon vouloir. « Concernant l’architecture du cyberespace, et les mondes qu’il permet, nous sommes Dieu. »
Quelles conséquences ?
C’est le code qui donne aux entreprises tech la coercition, cet élément fondamental qui manque aux autres multinationales pour atteindre un statut se rapprochant de celui d’État. Le code permet aux firmes d’avoir un territoire numérique, d’y appliquer leurs « lois » et de les faire respecter sans avoir, pour l’essentiel, à impliquer les gouvernements traditionnels.
Twitter peut suspendre des comptes, les algorithmes de Facebook peuvent modifier des timelines, et Apple peut mettre en place du chiffrement. Ces décisions ont une réelle portée politique, et c’est quelque chose dont les géants du numérique semblent prendre progressivement conscience. Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités, comme le disait l’oncle de Spiderman.
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A quoi bon avoir le monopole de la violence légitime ? Ca nuit à l'image donc autant le laisser aux Etats, à partir du moment où ils font tout ce que les GAFA disent. Et puis ce sera facile à détenir le jour où les GAFA en auront besoin, il suffira de donner aux institutions (police...) les moyens financiers et technologiques d'exercer leur métier. Les états coulent ... Le monde régit par les corporations, ça a déjà été imaginé (la superbe série tv Continuum de 2012 notamment) et je pense perso qu'on s'y dirige. Pour moi la question est plutôt de savoir quelles seront les 5-10 corporations qui iront au bout.
pas d'accord. Il y a une vraie question sur l'influence relative des grandes entreprises du net versus la réglementation des états. C'est méconnaitre à quel point l'un et l'autre normalisent les comportements. Et ce pour des objectifs et avec des méthodes très différentes. Parler de têtes nucléaires, c'est déplacer le débat sur un terrain qui n'est pas celui de l'article.
Je rajouterais que l'erreur de Bercy concernant la taxation des GAFA est de raisonner très localement sur leur territoire géographique (ils ne peuvent faire autrement; c'est le périmètre de leur compétence), mais ne prennent pas en compte que toutes les sociétés qui ont une activité internationales raisonnent de manière différente. Bercy ne se rend pas compte qu'ils sont en concurrence avec les systèmes de taxations des autres pays, et que si ils peuvent espérer à terme avoir une certaine harmonisation en Europe, il ne pourront jamais harmoniser sur la planète entière. Le numérique se joue des frontière, et taxer comme ils l'ont fait est équivalent à mettre un impôt supplémentaire localement. Ce n'est pas un impôt sur les sociétés, c'est un impôt supplémentaire sur les individus (une sorte de TVA supplémentaire parce que la société ne peut être taxée localement). Il est d'ailleurs curieux de constater que les systèmes de taxation Européens essaye de créer une entente monopolistisque, ce que qu'ils interdisent formellement aux entreprises de faire. On ne touche pas à l'argent de l'Etat. Nous sommes dans un système légal où tuer une personne vous condamne à 20 ans de prison, mais falsifier un billet de 5 euros vous condamne à … 30 ans !
Très bon article, beaucoup d'intelligence dans les raisonnements. Bravo
Toutafé, encore une idée reçue venant des films.
Comme d'hab, de l'analyse ras du zboub d'un gars qui pense qu'il a capté l'avenir parce qu'il poste ? N'importe quelle armée a au moins 3 ou 4 moyens de communications ne dépendant pas d'Internet, technologie militaire par ailleurs. Les serveurs mères sont sous contrôle US, si Trump veut mettre les GAFA à terre, il appuie sur un interrupteur. Même l'armée du Yémen prend Moutain View en 30 min avec café croissants. Le jour où les GAFA auront leur armées privées, là on pourra discuter.
Ils coupent internet et c'est le chaos. plus besoin de bombe
Franchement je pense que certains twittos sont beaucoup plus stressés quand leur site favori est down qu'ils ne le seraient avec une tête nucléaire.
Elle lui a été attribuée à posteriori mais elle n'apparaît pas du tout dans le numéro d'Amazing Fantasy dans lequel le personnage de Spiderman est créé.
comparatif hasardeux. Apple, google, amazon et autre consort sont parfaitement 'inutiles'.
On dirait de la philosophie allemande, beaucoup de bouillon avec un tout petit morceau de viande. Beaucoup de branlette intellectuelle par ailleurs histoire de meubler une fausse question. Combien de têtes nucléaires Google, Amazon et Zuckerberg peuvent ils aligner exactement ? Merci, fin du cours.
Très bel article bien écrit. Cependant l'oncle de Spiderman, Benjamin Parker n'a jamais prononcé cette phrase. Il s'agit donc là d'une citation apocryphe.
En fait, c'est plutôt que les GAFA n'ont pas de frontières terrestres. Elles sont considérées par certains historiens comme les nouveaux Empires du XXie siècle. Mais on pourrait plutôt s'intéresser de savoir si aujourd’hui, on peut parler encore d’empire. En effet, il existe des espaces de pouvoirs parallèles qui transforment les frontières et qui limitent les pouvoirs des Etats tels que les ONG, les multinationales, Internet et les monnaies virtuelles.
Elle est pourtant bien dans les « Amazing Fantasy n° 15 » https://marvel.fandom.com/wiki/Benjamin_Parker_(Earth-616)
pourquoi tu dis ça ? je trouve que depuis l'arrivée de la stagiaire, le site a gagné en intérêt.
Le pouvoir des géants du numérique augmente, mais c'est parce que les états ont abdiqué. Il n'y a qu'à comparer avec ce qui se passe en Chine ou en Russie, oú les BATs et autres яндекс obéissent à leurs gouvernements respectifs. les dirigeants de ces dernières sont des courtisans du pouvoir, alors que les géants du numériques US pratiquent la politique du fait accompli à la limite de la légalité pour obliger les Etats à se conformer à la nouvelle situation. ceci est possible parce que en occident, on n'envoie plus les cols blancs en prison. voilà pourquoi quand on ne craint plus le pouvoir coercitif de l'état, c'est la porte ouverte au n'importe quoi, situation que nous subissons aujourd'hui.
Oui
Oui.
Quoi ? Une violence erective ?
FrAndroid est-il devenu plus à la ramasse que Phonandroid ?
Évidemment, et depuis toujours même sur certaines chose naturel qui était au départ la source primaire de toute chose 😉
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