Huawei VS États-Unis : 12 ans d’une saga géopolitique orageuse

 
Vous avez raté un épisode de la longue bataille entre Huawei et le gouvernement des États-Unis ? Immergez-vous dans les tréfonds géopolitiques de cette affaire d’argent et d’espionnage.
Huawei

 

Pas facile de s’y retrouver dans le feuilleton de la discorde entre Huawei et les États-Unis, tant il enchaîne les rebondissements à chaque épisode. Et le présent bras de fer initié par Donald Trump n’est même pas la première saison de cette histoire qui mêle politique et espionnage. Cela fait plus de douze ans que le constructeur chinois est en froid avec Washington.

Avant de rembobiner cette saga à la croisée entre l’économie, la géopolitique et la technologie, quelques éléments de contexte s’imposent. Car derrière les smartphones que vous connaissez tous, c’est presque tout un ordre mondial qui se joue.

B.a-ba. de géopolitique

À la sortie de la Guerre froide en 1991, les États-Unis étaient devenus les maîtres incontestés du système international — y compris sur le plan économique, avec la victoire du capitalisme sur le communisme. Mais la nature a horreur du vide, et des challengers sont vite venus mordiller la suprématie de l’Oncle Sam. Le plus important d’entre eux est la Chine, bastion communiste reconverti dans le capitalisme, deuxième puissance économique mondiale et premier poids lourd démographique.

Les conflits se produisent le plus souvent quand un pays en ascension politique s’apprête à dépasser un État bien établi. C’est ce que le politologue A.F.K. Organski montrait en 1958 avec sa théorie de la transition de puissance. La Chine pose une menace grandissante à la domination économique des États-Unis sur le monde, et c’est pour cela que Washington s’inquiète de perdre sa place. Mais est-ce aussi simple ?

Dans les relations internationales, il n’y a de menaces que si on a décidé de les considérer comme telles

Eh bien non. Dans les relations internationales, il n’y a de problèmes et de menaces que si on a décidé de les considérer comme telles. C’est pourquoi il faut aussi prendre en compte d’autres facteurs plus insidieux : comme le fait qu’après la Guerre froide, Washington s’est retrouvé sans grand ennemi à combattre. Depuis, et comme l’a remarqué le Français Didier Bigo, les gens du Pentagone doivent chercher sur la carte géopolitique de nouvelles raisons de justifier leur poste et leur salaire.

De quoi faire des activités commerciales de la Chine un point d’attention tout trouvé pour la sécurité nationale américaine. Le souci, c’est que quand on dégaine l’argument de la « sécurité nationale », ce n’est pas tant parce qu’il y a une « vraie » menace (en supposant que cela ait un sens). Pour paraphraser le Danois Ole Wæver, c’est surtout parce qu’on veut une excuse pour passer outre la procédure politique (et démocratique) normale, et pouvoir justifier de faire un peu ce qu’on veut. Que cette excuse soit utilisée à des fins honnêtes ou non, c’est une tout autre histoire.

Un avion militaire américain.

La Chine, entre commerce et espionnage industriel

Mais concrètement, que fait vraiment Pékin pour mériter tout ce tapage ? Rappelons d’abord que l’Empire du Milieu base sa politique étrangère sur une chose : le business. On l’oublie souvent, mais le pays n’a presque pas d’influence militaire au-delà de la mer de Chine. Et même si Washington garde un œil dessus, l’Armée populaire de libération n’est pas une menace de premier plan. Non, là où le bât blesse, c’est vraiment sur le commerce.

Comme beaucoup de pays émergents, la Chine veut rattraper un retard initial sur le plan technologique. Pour cela, elle doit procéder à des transferts de propriété intellectuelle avec des pays développés. Cela passe par des partenariats commerciaux ou des investissements directs étrangers (IDE), dont des acquisitions d’entreprises.

Investir dans des entreprises étrangères pour en acquérir la propriété intellectuelle

Déjà, même quand les méthodes d’acquisition de propriété intellectuelle sont légales et légitimes, les États-Unis et consorts ont l’impression de voir leur technologie grignotée par leurs concurrents, et ce n’est pas très agréable. Cela fait plusieurs décennies que Washington et Pékin se querellent à ce sujet, et plus encore depuis l’entrée de la Chine en 2001 à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui est censée arbitrer ce genre de choses.

Mais bien sûr, les Chinois ont été pris la main dans le sac en train d’effectuer du véritable espionnage économique. Un incident fameux est « l’opération Aurora », une série de cyberintrusions chinoises qui ont frappé Google et une vingtaine d’autres grandes entreprises en 2009, avec pour but principal de subtiliser du code source.

Organisation mondiale du commerce (OMC)
Le drapeau de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Huawei a lui-même été l’objet de procès pour vol de propriété intellectuelle aux États-Unis. Une action en justice de Cisco en 2003 s’est vite résolue en dommages et intérêts. Plus tard en juillet 2010, Motorola a argué qu’un groupe de ses ingénieurs d’origine chinoise s’étaient rapprochés du fondateur de Huawei, Ren Zhengfei, et avaient conspiré entre 2003 et 2007 pour exfiltrer de la propriété intellectuelle.

Cela mis de côté, avant l’arrivée de Donald Trump, les incidents aux États-Unis autour de Huawei étaient largement liés à des affaires d’IDE, c’est-à-dire aux acquisitions chinoises et aux transferts de technologie qui y sont liés. Les IDE suspects sont passés en revue par le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (CFIUS, prononcez « cifius »), qui peut y mettre son veto s’il estime y voir une atteinte à la sécurité nationale.

Au vu de leurs liens souvent étroits et troubles avec Pékin, les grandes firmes chinoises agissent-elles vraiment en fonction d’intérêts politiques et non économiques, comme le suggère Washington ? « Il est simplement impossible de dire si c’est vrai ou non au vu des preuves disponibles », affirmaient en 2009 (PDF) les chercheurs Steven Globerman et Daniel Shapiro. Mais en géopolitique comme en politique normale, peu importe ce qui est vrai ou non. Ce qui compte est ce que l’on veut bien (faire) croire.

La litanie des incidents Huawei

Pour Huawei, les premiers tels accrochages remontent aux années 2000. 3Com est un des plus anciens fabricants d’équipement réseau, cofondé en 1979 par Robert Metcalfe, un des créateurs du standard Ethernet. La vénérable entreprise conclut un premier partenariat avec Huawei en 2003, en l’occurrence une joint-venture pour l’expansion de 3Com en Chine. Tout se passe bien légalement, mais les deux partenaires (et d’autres firmes) se battent pour le contrôle total de la joint-venture. La lutte est gagnée par 3Com en novembre 2006, qui rachète la branche pour 882 millions de dollars.

Mais un an plus tard, coup de théâtre. 3Com annonce se faire acquérir par Huawei et par le fonds d’investissement Bain Capital pour 2 milliards de dollars. Et le hic, car il y a un hic, est le suivant : une des activités de 3Com est d’écrire du logiciel de cybersécurité pour l’armée américaine. Le deal s’attire les foudres de congressistes américains des deux bords après son annonce en septembre 2007. 3Com propose de se séparer de la division fâcheuse, mais échoue à infléchir l’administration de George W. Bush.

En février 2008, c’en est décidé, le CFIUS bloque le rachat (pour l’anecdote, 3Com sera finalement absorbé par Hewlett-Packard en 2010). La décision fera informellement jurisprudence dans des cas ultérieurs où Huawei voudra racheter des entreprises de réseau, tels que 2Wire ou une division de Motorola en 2010. Les deux firmes rechigneront à un accord, car elles s’attendent à un refus ultérieur de la part de Washington. Début 2011, Huawei doit rétropédaler — non sans résistance — après avoir tenté d’investir dans l’entreprise de serveurs 3Leaf Systems.

Une commission parlementaire conclut en 2012 que Huawei et ZTE menacent la sécurité américaine

Les ventes d’équipements télécom chinois posent également problème. L’opérateur Sprint Nextel, troisième des États-Unis, lance un appel d’offres pour un contrat géant de 5 à 7 milliards de dollars. L’offre de Huawei arrive en premier, moins chère que celles des concurrents Alcatel-Lucent, Ericsson et Samsung. Mais un groupe de sénateurs républicains s’en inquiète en août 2010 dans une lettre ouverte, ce qui pousse Sprint à décliner la proposition de Huawei en novembre.

Les affaires commençant à s’accumuler, une commission parlementaire du Congrès américain démarre fin 2011 une enquête sur Huawei et sur son compatriote ZTE, tout aussi soupçonné de liens ambigus avec Pékin. Onze mois plus tard, en octobre 2012, les conclusions sont sans appel : les deux équipementiers posent une « menace à la sécurité nationale » et ne doivent pas faire d’affaires avec des entreprises américaines.

Les éléments ayant conduit à ces affirmations ne sont pas détaillés dans la version déclassifiée du rapport. Ces résultats tombent par ailleurs pendant la fin de la campagne présidentielle américaine, alors les candidats Barack Obama et Mitt Romney renchérissent tous deux dans leurs positions contre la Chine. Mais à l’époque, le rapport ne vise que les infrastructures à grande échelle, et les smartphones ne sont pas encore considérés comme un danger.

Le Congrès américain en 2009.

Déclaration de guerre commerciale

« Nous avons un problème phénoménal de vol de propriété intellectuelle ». C’est ainsi que Donald Trump justifie la guerre commerciale qu’il lance à la Chine en mars 2018, en relevant les taxes douanières sur une flopée de produits importés. Le casus belli n’a donc rien de nouveau. Bien sûr, il s’agit aussi d’un geste adressé à sa base électorale, pour beaucoup des travailleurs issus d’industries en déclin et voulant reprendre un peu de make America great again.

L’évolution des technologies étant ce qu’elle est, deux éléments changent par rapport aux précédents accrochages. D’une part, les smartphones sont arrivés, et Huawei a commencé à en fabriquer jusqu’à se hisser au rang de troisième constructeur mondial. D’autre part et plus récemment, le géant de Shenzhen s’est retrouvé aux avant-postes de la mise en place des réseaux 5G de par le monde. Dans les deux cas, on craint que des backdoors insérées dans le logiciel permettent de faire de l’espionnage commercial, et accessoirement aussi militaire.

En janvier 2018 émergent ainsi des plans américains pour la constitution d’un réseau 5G gouvernemental fermé, loin de toutes oreilles indiscrètes. Le mois suivant, six responsables d’agences américaines de renseignement mettent en garde les particuliers contre les téléphones de la marque, arguant que le « gain de pouvoir dans nos réseaux de télécommunication » que cela représenterait pour Huawei « fournirait la capacité de modifier ou voler malicieusement des informations, et de conduire de l’espionnage indétecté ».

Quelque mois plus tôt, un accord entre Huawei et AT&T pour la distribution de smartphones de la marque aux États-Unis avait périclité, semble-t-il, à cause de l’ombre de Washington. Plus tard en mars, le distributeur d’électronique Best Buy retire les produits Huawei de ses rayons, les rendant pratiquement impossibles à acheter sur le territoire américain. En juin, des congressistes rédigent une lettre ouverte à Google pour le sommer de cesser sa collaboration avec Huawei. En août, un nouveau texte de loi du Congrès, le Defense Authorization Act, interdit aux agences gouvernementales d’utiliser des produits ou technologies de Huawei et ZTE.

Donald Trump en 2019 avec le vice Premier ministre chinois Liu He.

Les choses commencent à s’accélérer en décembre 2018. Wanzhou Meng, directrice financière de Huawei et fille du patron de la firme, est arrêtée à l’aéroport de Vancouver (Canada) sur demande des autorités américaines. En cause, des infractions supposées à l’embargo de Washington sur les exportations vers l’Iran — argument prisé quand il s’agit de justifier des actions exceptionnelles vers l’étranger.

Mais la goutte qui fait déborder le vase, la voici. En janvier 2019, Huawei se trouve empêtré dans une affaire d’espionnage industriel qui pourrait presque paraître comique tant elle est maladroite. En 2012, l’entreprise voulait obtenir de la part de l’opérateur T-Mobile une licence sur un robot. Mais lorsque T-Mobile refusa, les employés de Huawei s’activèrent malhabilement à le dérober en se pressant dans le laboratoire de l’opérateur sur toute l’année suivante.

Réponse de Washington : la mise en examen de Huawei, le 29 janvier 2019. 13 chefs d’inculpation sont invoqués, dont la violation des sanctions contre l’Iran, la tentative de vol de secrets industriels, et plusieurs comptes de fraudes informatiques et d’obstruction à la justice. Quelques jours plus tard, l’Union européenne songe à emboîter le pas en bannissant la 5G de Huawei. Et pour bien enfoncer le clou juste avant le Mobile World Congress, Washington suggère que tous les équipementiers réseau chinois pourraient être interdits de liens avec les opérateurs télécoms aux États-Unis.

Le bannissement

Le 16 mai 2019, c’est le bannissement tel qu’on le connaît. Huawei est placé sur l’Entity List, une liste noire d’entreprises considérées comme dangereuses pour les intérêts américains. L’équipementier n’est plus seulement interdit de relations avec des opérateurs télécoms, mais avec toutes les entreprises du pays, qui ne peuvent plus lui vendre de technologies. Une période de grâce de 90 jours, jusqu’au 19 août, est accordée pour que les parties en présence puissent rentrer en conformité avec l’injonction.

La décision déclenche une cascade du côté de la Silicon Valley. Huawei est banni du Play Store en perdant sa licence Android, ainsi que ses contrats avec Intel, Qualcomm, ou ARM. Pourtant, la vallée de silicium n’est pas heureuse de devoir se plier à Washington au détriment de son business.

Les lobbyistes de Google tentent ainsi de retourner l’argument de Trump pour convaincre que le vrai problème de sécurité nationale, ce serait Huawei sans Android ! Certains parviennent même à continuer de vendre à Huawei, usant de trucs et astuces de la mondialisation pour que leurs produits ne soient pas catégorisés comme « américains ».

Donald Trump en discussion avec Tim Cook d’Apple.

Face à cela, l’Empire du Milieu contre-attaque du moins verbalement. Après avoir menacé d’arrêter ses exportations en terres rares — stratégie peu applicable vu que les États-Unis les achètent déjà raffinées dans des pays tiers — et de bannir à son tour des firmes étrangères, les autorités convoquent les représentants de grands groupes américains pour discussions. Huawei trouve aussi un moyen d’attaquer Washington en justice.

Les choses se calment au sommet du G20 qui se tient fin juin au Japon, où Pékin et Washington parviennent à un accord pour la réouverture des négociations commerciales. La ligne à tenir face à Huawei s’adoucit donc à la Maison-Blanche. Donald Trump concède que « les entreprises américaines peuvent vendre leur équipement à Huawei », tant que celui-ci ne « pose pas de grand problème de sécurité nationale ».

À quoi reconnaît-on un problème de sécurité nationale ? Souvenez-vous de ce que nous disions à ce sujet plus haut : c’en est un si on (Trump) dit que c’en est un. Nous voilà bien avancés. Courant juillet est donc mis en place un système de licences spéciales qui, une fois octroyées aux firmes américaines qui le demandent, les autoriseraient à commercer avec Huawei. Les critères d’obtention sont flous et semblent être jugés au cas par cas.

Mais début août, les relations sino-américaines repartent à l’orage : la Chine bloque l’importation de denrées alimentaires de l’autre côté du Pacifique. Washington ne pouvait pas laisser cela impuni. Alors que les premières licences s’apprêtaient à être distribuées, Donald Trump revient brutalement sur son assouplissement et déclare la suspension du processus.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, la confusion règne toujours. La période de répit de Huawei a été renouvelée pour 90 jours, jusqu’au 19 novembre environ, et ce contrairement à ce que laissait suggérer Donald Trump. Rien de mieux que la géopolitique pour tenir en haleine.


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