« Il y a 12 ans de travail pour en arriver là » : interview de Pierre-Loup Griffais, développeur de SteamOS, l’OS phare du Steam Deck

 
Si le Steam Deck est un franc succès, la console portable doit véritablement son attrait à SteamOS, le système d’exploitation développé sous Linux. Nous avons pu parler avec Pierre-Loup Griffais, l’un des développeurs de Valve dédiés à ce projet hors norme.

Si vous utilisez joyeusement votre Steam Deck depuis quelques mois, vous le devez en partie à cet homme. Pierre-Loup Griffais est l’un des développeurs en charge de SteamOS, le système d’exploitation qui propulse la console portable de Valve et lui permet d’être aussi simple à utiliser qu’une console traditionnelle.

Présent sur le CES 2025 pour accompagner la sortie de la nouvelle Legion Go S, le premier appareil « Powered by SteamOS », le développeur nous a fait le plaisir de répondre à nos questions pour revenir sur le passé de l’OS, établir ses plans à court terme, mais aussi parler de son avenir.

Qu’as-tu fait dans le développement de SteamOS ?

« Pour nous, c’est une initiative qui dure depuis très longtemps. Et à ce CES, c’est un retour à nos débuts alors qu’on était ici en 2013 pour annoncer la première version avec les premiers partenaires hardware. Aujourd’hui, nous avons fait beaucoup de chemin en arrière-plan. »

« J’étais personnellement occupé à gérer ça, depuis la création de SteamOS en 2012. Entre-temps, on a développé Proton pour augmenter la compatibilité, puis le Steam Deck avec SteamOS 3.0. Depuis la sortie du Steam Deck OLED, nous avons fait beaucoup de travail pour étendre la compatibilité de SteamOS. »

ROG Ally, Legion S… Ce n’est que le début ?

« Tout ce travail s’applique de manière générale à la plateforme PC, et il va continuer de s’étendre avec le temps. Supporter plusieurs plateformes différentes, plusieurs chipsets, les manettes des différentes machines qui existent sur le marché et même celles qui ne sont pas encore sorties. Ça s’aligne pas mal avec ce qu’on faisait déjà. Ici, Lenovo nous a approchés parce qu’ils travaillaient sur leur nouveau produit et cherchaient à améliorer l’expérience logicielle. »

L’ergonomie d’une console dans l’univers PC, la grande marque de SteamOS 3

« Il y a eu pas mal de retours de la presse ou des utilisateurs depuis la sortie de SteamOS 3, qui indiquaient que SteamOS était très adapté à ces nouveaux formats de consoles. Ça nous parlait d’apporter ces améliorations, ce côté immédiat, à d’autres produits. On est super enthousiasmé à l’idée d’offrir cette expérience à toutes les plateformes qui existent tout en pouvant toujours accéder au bureau, à l’installation de logiciels tiers et la personnalisation que le PC apporte. »

« C’était notre but depuis le début, mais notre propre hardware nous a bien occupés. Maintenant que le Steam Deck OLED est bien avancé, on a un peu de temps pour donner la priorité à ce développement. »

Une des promesses était de libérer SteamOS pour tous, quelle est la difficulté de la sortir maintenant ?

« Je pense qu’il y a plusieurs facteurs. L’un est que sur certaines plateformes, le support est encore très basique. Intel, ça marche un peu mieux qu’avant, mais nos équipes de drivers et Intel sont en travailler dessus. NVIDIA, l’intégration des drivers open source est encore assez naissante. Il y a encore pas mal de travail à faire de ce côté-là… Donc c’est un peu compliqué de se dire que l’on va sortir cette version alors que la plupart des gens n’auraient pas une bonne expérience. »

« Et il y a aussi la facilité d’installation. Nous avions un installeur pour SteamOS 2, mais ici, nous avons commencé par le Steam Deck donc tout sortait direct de l’usine, donc le processus actuellement est basique. Contrairement à des alternatives de la communauté qui ajoute cette couche d’installation qui accompagne les utilisateurs. Ça, on ne l’a pas encore fait. »

« C’est juste une question de priorité. »

Dans ce label, qui s’occupe du support ? Le constructeur, comme d’habitude, ou Valve, comme le fait Chrome OS ?

« Nous sommes un peu entre les deux. Il y a pas mal de drivers qui sont gérés de notre côté, par exemple le pilote graphique pour le support des jeux qui est très important pour nous. Nous ne voulons pas passer par un intermédiaire pour pouvoir réparer et optimiser les jeux rapidement sans avoir à attendre qu’un constructeur s’en occupe. »

« Après, la partie firmware, c’est plutôt du côté des constructeurs. Par exemple, les mises à jour de BIOS sont fournies par les constructeurs et distribuées par SteamOS. C’est une coopération entre les constructeurs et nous. »

Quelles sont les difficultés de passer SteamOS du Steam Deck au Lenovo Legion Go S ?

« Je ne sais pas si on peut parler de difficulté. C’est du travail, mais qui est généralement applicable aux plateformes qui existent déjà et que l’on voulait déjà faire pour que SteamOS tourne partout. Ces consoles sont très comparables à des PC portables, avec quelques petites différences. Ce travail va mettre en place un support d’autres plateformes sur le marché. »

« Entre aujourd’hui et la sortie de la Legion Go S, il y aura une mise à jour bêta de SteamOS qui intégrera tout ce nouveau travail d’intégration et qui permettront aux gens d’installer notre système d’exploitation sur leurs consoles portables. Une fois qu’on aura bien ça en main, en tout cas côté AMD, on pourra voir à s’étendre toujours plus. »

Et potentiellement aider d’autres acteurs, comme NVIDIA, à développer leurs drivers ?

« Oui, on a déjà quatre développeurs sur le driver open source de NVIDIA par exemple. C’est juste qu’il y a beaucoup de travail à faire. Sur AMD, on a commencé le développement du pilote open source de notre côté en 2017, donc on avait pas mal d’avance. Mais la beauté de ce modèle open source, c’est que pas mal d’éléments que l’on a mis en place ou qui ont été mis en place par d’autres acteurs de la communauté est qu’ils sont mis en commun. Beaucoup de travail a déjà été fait, et tout le monde développe la même base de code. C’est un modèle assez unique. »

Est-ce que les travaux de Bazzite, ChimeraOS, Nobara, vous sont également profitables ?

« Parfois oui. Une grande partie de leur travail est de l’intégration, où ils utilisent les éléments que la communauté a développés pour créer une expérience d’installation et de support bien plus simplifiée que nos arbres de développement. Mais il y a aussi pas mal de composants qui sont à l’origine développés par la communauté et que nous utilisons. Par exemple, sur le Legion Go S, on utilise un composant qui s’appelle Input Plumber pour gérer la manette. »

« Ça ne nous intéresse pas trop d’inventer notre propre sauce. Si quelque chose est déjà fait et correspond à nos standards de performances et de fonctionnalités, nous l’utilisons. »

SteamOS 2 était sous Debian, pourquoi être passé sous Arch pour SteamOS 3 ?

« Le changement entre les deux n’a pas vraiment d’impact sur le produit fini, puisque l’utilisateur ne voit pas cette partie-là qui est transparente. Le choix était pour le développement : Arch était plus compatible avec notre manière de faire les choses, alors que notre équipe l’utilise quotidiennement. On utilisait Ubuntu auparavant, et nous avons fini par migrer. »

Pourquoi avoir été jusqu’à investir de l’argent pour soutenir le développement d’Arch ?

« Pour supporter cette communauté. À chaque fois que l’on travaille sur un projet open source, on essaie de promouvoir son développement. Il y a pas mal de projets que la communauté Arch avait déjà qui correspondaient à ce que l’on voulait faire sur ce projet. Si on a des buts en commun, et qu’on peut s’entraider, ça profite à tout le monde. Eux, au lieu de faire ça à mi-temps, ils peuvent maintenant s’y dédier pleinement. Nos buts sont tellement alignés… »

« Au final, ce qu’on veut, c’est que l’OS d’ordre général devienne quelque chose d’utilisable aussi bien pour un ordinateur classique que pour une console portable ou tout autre format. »

Valve Steam Deck

À l’époque de Windows 8, Gabe Newell a accusé Microsoft de tuer l’écosystème PC. Est-ce que SteamOS est le tueur de Windows développé par Valve ?

« Je ne pense pas que le but soit d’avoir une certaine part de marché, ou de pousser des utilisateurs à quitter Windows. Si un utilisateur a une bonne expérience sur Windows, il n’y a aucun problème. Je pense que c’est intéressant de développer un système qui a des buts et des priorités différentes, et s’il arrive à devenir une bonne alternative pour un utilisateur d’ordinateur de bureau classique, c’est très bien. Ça lui donne du choix. Mais ce n’est pas un but en soi que de convertir des utilisateurs qui ont déjà une bonne expérience. »

Y a-t-il une roadmap au sein de Valve pour le développement de SteamOS ?

« Pas vraiment. C’est quand on aura le temps et qu’on y arrivera. Tout est incrémental et progressif. Avec la complétion de notre matériel, nous avons pu nous libérer du temps pour que SteamOS s’ouvre à d’autres consoles portables. Et petit à petit, ça va s’évaser alors que plein d’efforts se font en parallèle pour le bénéfice d’un usage bureau. Mais on ne fonctionne pas sous un calendrier, tout se fait petit à petit. »

C’est vraiment un projet de long terme SteamOS chez Valve

« Ça l’a toujours été. Ça a commencé à 2012, et depuis, c’est une ligne droite. »

On a quand même vu SteamOS 2 mourir avec l’échec des Steam Machines…

« En fait, toutes les infrastructures qu’on utilise datent de là et ont été constamment développées : Steam Input, l’API Vulkan, Big Picture… Au final, toutes les autres parties étaient assez remplaçables. On a rarement dû réécrire ou recommencer quelque chose : le travail s’accumule. Ce qui veut dire qu’il y avait véritablement 12 ans de travail pour en arriver là, et il reste encore des années de développement pour atteindre nos buts. »

Est-ce que les Steam Machines sont encore en visée, ou les portables sont votre priorité ?

« Actuellement, on se focalise sur les portables. Mais puisque notre travail augmente notre capacité à bosser sur d’autres plateformes et d’avoir une bonne expérience dans différents form factor… On a déjà fait beaucoup pour que ces consoles puissent être branchées sur des écrans, puissent être appairées à une manette… »

« De là à donner la priorité à une Steam Machine, on n’en est pas là. Mais en collaboration ou en interne, c’est une porte ouverte sur le futur. »

La meilleure distro Linux sorti de SteamOS ?

« Moi je suis sous Arch. Il y a pas mal de distros prometteuses : NixOs a pas mal de concepts très bien pour les développeurs, EndeavorOS est très bien parce que c’est Arch avec un bon installeur… Actuellement, ce qui correspond à mon style de développement, c’est Arch. »

Des grands rendez-vous en 2025 pour Steam ou Valve en général ?

« Rien de précis que je sois en mesure de dévoiler. Mais entre aujourd’hui et la sortie du Legion Go S, il y aura des mises à jour en bêta de SteamOS qui contiendront le travail de support de ces plateformes étendues. »

Il y a des doutes sur l’avenir de SteamOS, notamment à cause des anti-cheats qui bloquent les jeux. Comment cette situation est vécue en interne ?

« Je crois que le problème de l’anti-cheat est très différent de nos approches de compatibilité [grâce à Proton]. C’est fondamentalement quelque chose qui réclame un support constant. Donc si les développeurs ne peuvent pas fournir ce support parce que leur publique sous SteamOS est limité, c’est quelque chose d’assez naturel en fait. C’est pas juste qu’ils ont oublié de cocher une case ou quoi que ce soit ; ils veulent être en mesure de répondre aux problèmes, et ont donc besoin d’avoir une infrastructure. »

« C’est une dynamique qui va s’aplanir avec le temps. Les jeux concernés, type shoot compétitif etc., ne sont de toute manière pas les meilleurs sur portable. S’il y a un jour de plus en plus d’utilisateurs, les développeurs alloueront peut-être plus de temps à ce support. »

« Les développeurs donnent toujours la priorité aux nombres d’utilisateurs. De notre côté, on essaie de tout mettre en place pour que ce soit possible pour eux de développer le support dont ils ont besoin, mais la décision viendra d’eux. Ça ne m’inquiète pas trop : je pense que les choses sont en cours pour que ça se passe comme il faut. »

Entre la sortie du Steam Deck et sa popularité actuelle, les éditeurs et développeurs voient-ils la console différemment ?

« De plus en plus de jeux intègrent un support du Steam Deck, avec notamment des réglages graphiques par défaut différents. Au final, la façon dont le support est agencé fait que le développeur n’a pas vraiment à s’en occuper. En fait, la plupart des changements qu’on voit, c’est que de plus en plus de jeux intègrent des fonctionnalités d’accessibilité (de performances, d’interfaces utilisateurs), et ce sont des changements bénéfiques à tout l’écosystème PC. »

Vous restez fondamentalement un PC

« Voilà ! C’est vrai que grâce au bon accueil du Steam Deck, certains développeurs donnent la priorité à ce genre de développement, mais tout le monde en profite au bout. »

Démontage du Steam Deck pour remplacement du SSD // Source : Frandroid

Ça a l’air quand même sympa de bosser sur SteamOS, non ?

« Y a de la passion derrière, on est des utilisateurs Linux. Mais le développement de système, c’est aussi moins rigolo par certains aspects que de travailler sur un jeu ou quelque chose comme ça. Y a des avantages et des inconvénients. »

« Le plaisir est de voir où on en est, par rapport à où on en était à l’époque. »

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« Oui, je suis assez content qu’on ait réussi à trouver un équilibre bénéfique à tous, tout en étant en mesure d’aider cet écosystème PC de cette façon. J’en suis vraiment content. »


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