« Il faut plus d’humanité dans la gestion » : Michel Ancel plaide en faveur de changements profonds chez Ubisoft

 
Frandroid a pu interroger Michel Ancel suite à la révélation de son implication sur le retour de Rayman chez Ubisoft. L’occasion de discuter du projet, de son départ d’Ubisoft, et des problèmes qui traversent le géant français.
Yves Guillemot à l’E3 2019 // Source : capture Frandroid

Le retour de Michel Ancel dans l’écosystème Ubisoft n’était pas passé inaperçu en octobre. On avait alors appris que le créateur de Rayman, parti d’Ubisoft en 2020, était de retour sur un projet autour du personnage historique d’Ubisoft.

La réaction du STJV, le Syndicat des Travailleurs·ses du Jeu Vidéo, ne s’était pas fait attendre, mais ne s’attardait pas explicitement sur Michel Ancel, préférant plutôt s’appesantir sur les questions concernant la gestion d’Ubisoft.

Cependant, l’enjeu majeur n’est pas le retour d’une personne en particulier, mais la confiance que nous pouvons tous·tes accorder aux processus de signalement interne d’Ubisoft 

Dans un message publié sur Instagram, Michel Ancel indiquait être « disponible pour débattre publiquement avec mes détracteurs anonymes, aller devant la justice s’ils le souhaitent ».

Frandroid l’a donc contacté pour obtenir son point de vue sur un certain nombre de sujets, après une année particulièrement difficile pour Ubisoft, qui a connu des échecs commerciaux, des vagues de licenciements et plusieurs mouvements de grève. Un entretien téléphone de près d’une heure qui a été très riche en enseignements.

Nous avons pu l’interroger sur les raisons de son départ, mais aussi l’enquête interne dont il a en partie fait l’objet, le mouvement de syndicalisation dans le jeu vidéo, l’avenir de Rayman, et la direction que devrait prendre Ubisoft.

Comme le soulignait déjà le STJV, le sujet n’est donc pas tant la personne de Michel Ancel, que la structure, la culture et les actions d’Ubisoft. En tant qu’historique du groupe, le créateur a tout de même des choses très intéressantes à dire.

Le départ d’Ubisoft

Se replonger dans le récit de son départ n’est sans doute pas très agréable pour Michel Ancel. En 2020, il fait l’objet d’une enquête dans Libération où le média souligne des méthodes de management et de direction créative sur le projet Beyond Good & Evil jugés toxiques. On peut lire dans les colonnes du journal « tous témoignent de la même souffrance causée par un directeur créatif que l’on nous dit « toxique », mais aussi par une organisation ubuesque pensée autour de sa personne ».

L’idée de notre entretien avec Michel Ancel était de lui permettre de prendre la parole sur cette affaire avec plusieurs années de recul, mais aussi de revenir sur les problèmes qui touchent Ubisoft.

On souhaitait toutefois agir avec précaution, pour ne pas créer un déséquilibre, car Michel Ancel est un nom qui porte une notoriété publique que n’ont pas les personnes qui ont pu s’exprimer chez Libération sous couvert d’anonymat. Il en est d’ailleurs parfaitement conscient.

Moi, j’ai une capacité par ma notoriété à m’exprimer, face à des personnes qui elles ne peuvent pas s’exprimer ou ne s’expriment pas, et donc ça recrée quelque part, c’est ça qui me dérange, une asymétrie.

Rappelons que si de nombreuses enquêtes dans le secteur publient des témoignages anonymes, c’est notamment par peur des représailles que le secteur pourrait faire peser sur les épaules des développeurs concernés. À la fois les représailles au sein d’Ubisoft, mais aussi dans le secteur en général : un studio de jeu vidéo voudra-t-il recruter un développeur qui a participé à la publication d’une enquête mettant en cause son précédent employeur ?

Avant de prendre la parole sur le fond, Michel Ancel rappelle d’abord qu’il est parti de lui-même de l’entreprise, et que la décision avait été prise bien avant la publication des affaires dans Libération.

C’est un sujet vraiment compliqué. Moi de toute façon, bien avant qu’ils sortent cet article, j’étais déjà dans une optique de quitter Ubisoft. Et si je quittais Ubisoft, c’est parce qu’il y a des choses qui ne me convenaient pas à Ubisoft.

Pour autant, Michel Ancel a tout de même fait en partie l’objet d’une enquête interne de la part des ressources humaines d’Ubisoft avec d’autres responsables du groupe. Il ne se dédouane d’ailleurs pas entièrement.

Je n’ai pas l’intention de me dédouaner sur l’ensemble des éléments. C‘est un mélange de tout ça, c’est-à-dire de quelqu’un qui n’est pas irréprochable, de personnes qui ont des ressentis depuis longtemps, qui ont eu envie, je pense, d’exprimer un ressenti général vis-à-vis d’une situation à Ubisoft ».

La crise ne date pas d’hier

Alors pourquoi Michel Ancel serait parti de lui-même d’Ubisoft ?Notre entretien souligne à quel point les problèmes n’ont pas commencé avec Beyond Good and Evil 2 : « on a commencé à avoir une crise forte sur BGE1 (NDLR : Beyond Good and Evil 1) en 2000 ».

À son départ en 2020 : « il y a 20 ans d’histoire de personnes avec lesquelles j’ai travaillé, qui ont monté leur boîte, qui sont revenus après dans le studio. Il y a des allers-retours incroyables, il y a des personnes malheureusement qui ont été mises au placard, qui ont travaillé sur énormément de projets, qui ont été killés (NDLR : des projets abandonnés par Ubisoft) ».

Michel Ancel a quelques idées de changements à apporter au fonctionnement interne : « il faut que les gens prennent des vacances, il faut arrêter les crunchs sur les projets », mais il concède « c’est une espèce d’évidence, je ne suis pas le seul à le dire ».

Un fonctionnement voulu dans son studio Wild Sheep : « tout le monde a ses week-ends, personne ne fait d’heure sup et tout le monde a des vacances. Et si on n’arrive pas à faire un jeu comme ça, c’est qu’on s’est mal organisés, c’est qu’on a mis la barre trop haut, c’est que je ne sais pas, il n’y a pas assez de monde. »

On en revient à la critique du fonctionnement d’Ubisoft. En concentrant les faisceaux sur Michel Ancel, « on oublie de s’en prendre au système et on oublie de comprendre qu’en fait, par exemple, dans le cas de BGE2, il y a d’autres énormes problèmes, en fait, et des dirigeants qui créent des problèmes ».

« Il faut plus d’humanité dans la gestion »

Dans sa dernière publication sur Instagram, Michel Ancel apporte aussi son soutien aux équipes de Prince of Persia The Lost Crown. Le jeu lancé en début d’année a été un véritable succès critique, qui ne s’est pas transformé en succès commercial.

On a l’impression que le jeu d’un point de vue marketing, etc. J’ai pas les données exactes mais d’un point de vue stratégique, il est mal vendu, mal présenté, peut-être trop cher, enfin bref, tout un tas de choses qui font qu’il ne démarre pas à fond.

Quoi qu’il en soit, Ubisoft a décidé de démanteler l’équipe. Ses membres partent donc travailler sur des projets différents alors que les échos du travail en interne semblaient très positifs.

Donc il y a des gens qui n’ont pas sorti de jeu depuis très longtemps, là ils sortent un jeu de qualité. Et je ne comprends pas en fait, je me dis mais il faut plus d’humanité dans la gestion à ce moment-là. Il faudrait que les gens qui sont au « top » [management] (NDLR : à la direction) aillent voir les équipes, discutent plus proche des gens tout simplement pour peut-être se dire « ben là ok, vous avez fait un super jeu, il ne se vend pas. Quel constat on peut faire ? Est-ce qu’il ne va pas se vendre dans la durée ? »

Et l’on revient à l’idée d’un problème sur le long terme : « il y a eu la dissolution de très bonnes équipes comme ça, ce n’est pas la première fois que ça arrive ».

L’enquête interne

Concernant cette enquête interne, les résultats n’ont jamais été rendus publique à ce jour, et Frandroid croit comprendre qu’ils n’ont jamais été publiés en interne non plus.

Une enquête qui ne froisse pas du tout le créateur : « très sincèrement, franchement, c’est super qu’elle ait eu lieu ». Il encourage par ailleurs la publication de ses résultats quand on lui pose la question : « Vraiment, très sincèrement, aucun problème. Aucun problème que cela apparaisse dans la presse ».

Il regrette tout de même que l’enquête soit restée « superficielle » vis-à-vis de certaines problématiques.

Par exemple, il regrette que l’enquête n’ait pas travaillé sur le contexte et le stress de l’équipe sur ce projet, et les impératifs de calendrier imposé.

Il faut délivrer dans les temps et à ce moment-là, il faut trancher en tant que directeur artistique. Parfois, on donne de la libérté à des collaborateurs. Puis parfois, il faut couper ce qu’ils font parce qu’il faut être dans les temps. Et on passe parfois pour le grand méchant qui a tout coupé. Parfois aussi, la façon de couper est mal présentée.

Finalement, on sent comme une frustration que l’enquête concerne des personnes et non les méthodes de productions chez Ubisoft qui ont depuis été largement remise en cause par une partie des salariés et les représentants syndicaux.

Et en fait, au bout d’un moment, on a envie de dire qu’il y a plein de choses à dire sur des choses d’un point de vue du management global ou de la machine Ubisoft. C’est juste une forme de machine un peu indépendante, un peu latente, de non-dit, de choses qui se passent, sans que personne ne soit vraiment au courant.

Parce qu’il n’y a pas toujours une communication remontante des problèmes. Et je pense que parfois, c’est ça aussi un des soucis, c’est que les gens qui sont à la direction ne se rendent même pas compte de ce qui se passe dans les studios, dans les équipes.

Plus tard, durant notre entretien, Michel Ancel revient sur cette remise en cause du système. C’est aussi ce que les nombreuses enquêtes journalistiques sur les studios et éditeurs de jeux vidéo, de toute taille, ont révélé ces dernières années : le caractère systémique de certaines problématiques des productions de jeu vidéo. Il répond aussi à la question de la publication des résultats de l’enquête.

Aucun souci pour communiquer, mais ce qui serait plus intéressant, ce serait, je ne sais pas, de rédiger une sorte de post-mortem de ces expériences, de les compiler pour que les gens, qu’on voit qu’effectivement ce qui se passe dans les équipes, et puis peut-être derrière que ça puisse aider à faire remonter de l’information pour que les développements soient plus harmonieux.

Le système dont on parle implique forcément tout un tas de décisionnaires qui, à mon avis, en partie, n’ont pas des connaissances sur ce qui se passe vraiment dans le sein des équipes quand ce sont des grosses sociétés comme ça.

Consciente aussi de ces problématiques, l’industrie a entamé un processus de syndicalisation au cours des derniers années. Si on connait le STJV ou Solidaires Informatique en France, on a surtout vu des syndicats ouvrir des branches dans les studios de jeux AAA outre-Atlantique, à commencer par Microsoft.

Les salariés « doivent se réunir »

Sans lâcher explicitement le mot syndicat, Michel Ancel en dessine les contours en encourageant les salariés à se regrouper pour faire remonter leurs problèmes.

Je voudrais que ces personnes se réunissent pour créer une sorte de collectif et être plus forts ensemble, et puis pouvoir monter des dossiers, je ne sais pas.

Des collectifs de salariés qui sont plus forts ensemble, c’est tout simplement la définition même d’un syndicat. Nous l’avons donc interrogé plus précisément sur la syndicalisation de l’industrie : « oui, je trouve ça très sincèrement, très bien ».

Il en profite pour souligner le communiqué du STJV : « d’ailleurs, il y a le syndicat, par rapport au fait que j’avais fait le consulting, qui a dit, je trouve que c’était plutôt bien dit, qui a dit que ce n’est peut-être pas uniquement cette personne-là à laquelle il va falloir faire attention, en parlant de moi, c’est aussi les mécanismes de protection des salariés ».

Pour Michel Ancel, le problème réside dans « une espèce de système inefficace, peu à l’écoute des gens. C’est ça qu’il faut travailler ».

Il pointe aussi du doigt la position inadaptée des ressources humaines en la matière : « je pense qu’on ne peut pas être à la fois la personne qui va dire non à une augmentation et être aussi la personne à qui on va se confier quand on a des problèmes. Je pense que c’est complètement aberrant ».

Il en appelle à un nouveau poste qui serait dédié aux problématiques internes : « il faut absolument qu’il y ait des personnes dont le rôle est principalement de comprendre les problèmes des gens. Et, ça ne peut pas être la même personne », que les personnes responsables des ressources humaines.

Le cas d’Yves Guillemot

Lors des révélations de 2020, le patron d’Ubisoft Yves Guillemot a eu une déclaration publiée dans la presse pour le moins curieuse concernant Michel Ancel « c’est aux ­représentants du personnel comme aux ressources humaines de trouver des moyens pour protéger les gens qui travaillent avec lui ».

L’intéressé ne partage pas du tout cette philosophie : « personne ne devrait dire cela à propos de personne. C’est particulièrement maladroit. L’effet star, je pense que ce n’est clairement pas la bonne approche ».

Il rappelle toutefois que le patron d’Ubisoft a aussi pu tenir d’autres propos : « je crois qu’il a dit, travailler dans une certaine passion, travailler dans un certain contexte, ça peut amener des difficultés de fonctionnement. Déjà, ça commence à s’approcher de choses plus intéressantes. »

Un début de prise de conscience rapporté qui semble intéressant au moment où le STJV témoigne « d’échanges infructueux et préoccupants » avec la direction d’Ubisoft.

Notre entretien avec Michel Ancel a eu lieu par téléphone au début du mois de novembre. Nous reviendrons sur le projet Rayman dans un autre article.


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