Le système risque d’être difficile à mettre en place dans sa version actuelle. Début février, le gouvernement français a présenté une ébauche de son prochain dispositif de vérification de l’âge des internautes avant d’accéder à n’importe quel contenu pornographique en ligne, testé dès fin mars 2023. L’objectif est d’empêcher les mineurs d’y accéder, alors que l’âge moyen du premier contact avec le porno est de 11 ans en France, rappelait alors le quotidien Le Parisien.
Pour qu’il soit légal, ce système doit toutefois vérifier la majorité de l’internaute sans transmettre son identité au site pornographique, afin de conserver son droit à l’anonymat. Le gouvernement affirme avoir trouvé la parade : l’utilisateur devra vérifier son âge auprès d’une application intermédiaire, installée sur son appareil, qui se chargera ensuite de donner le feu vert aux sites pour adultes sans révéler quoi que ce soit.
Un dispositif « forcément imparfait » au niveau légal, explique Valérie Nicolas, maître de conférence en droit public à l’université de Paris Nanterre. Selon cette spécialiste des questions de protection des données personnelles et d’accès au numérique, les solutions avancées aujourd’hui risquent d’être soit liberticides, soit inefficaces.
Carte bancaire ou analyse faciale : mêmes dangers
Bien que la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) ait validé ce dispositif fin février 2023, le gouvernement ne mentionne pas encore le point le plus sensible de cet outil : la méthode qui sera utilisée pour définir l’âge de l’internaute. Sur les six méthodes évoquées par la Cnil dans son rapport de juillet 2022, l’organe public n’a donné son aval qu’à deux d’entre elles : l’usage d’une carte bancaire ou l’analyse de l’âge de l’internaute selon les traits de son visage.
La carte bancaire ne suffit pas
Pour Valérie Nicolas, c’est la première méthode qui présente le moins de problèmes. La solution évoquée vous demanderait de faire un paiement à zéro euro pour partager l’âge indiqué sur votre compte bancaire auprès du système de vérification d’âge du gouvernement. Pourtant, comme le note la spécialiste en droit public, la banque devra dans ce cas-là répondre à deux questions complexes : « D’une part, que cette carte bancaire est bien celle délivrée, et non une fausse. Et deuxièmement, que cette carte n’est pas utilisée par quelqu’un de mineur ou n’importe qui d’autre que son détenteur. »
Afin d’être absolument sûre de l’âge de l’utilisateur, la banque devrait ainsi vérifier l’identité de la personne en plus de son âge, traitant ainsi des données bien plus sensibles. Surtout, l’organe bancaire change ici de rôle par rapport à ses clients, explique Valérie Nicolas : on lui demande de devenir elle-même l’intermédiaire entre l’internaute et le dispositif du gouvernement. « On irait vers une collaboration des banques à une politique publique certes utile, mais ostentatoire à notre liberté d’internaute et de client dans une relation de commerce », juge la maître de conférences. Cela obligerait ainsi l’État à contrôler continuellement si elles respectent bien ce rôle sans outrepasser leurs compétences.
Quels critères pour l’analyse faciale ?
La seconde méthode gêne encore plus la spécialiste du droit du numérique. Pour ce faire, l’application du gouvernement devrait utiliser votre caméra d’ordinateur ou de smartphone pour estimer votre « âge présumé » selon les traits de votre visage. Valérie Nicolas met ainsi en doute la fiabilité technique de ce dispositif : « Supposez que la personne ait réellement 18 ans, mais que son visage ne trahisse pas son âge, comment va-t-il pouvoir justifier qu’il est majeur ? » En somme : qui décide quels critères donner à l’algorithme pour reconnaître et surtout classer tel détail selon telle catégorie d’âge ? Le tout, en évitant les « biais cognitifs » inévitables dans ce genre d’algorithme.
Si cette solution est adoptée, elle appelle ainsi à définir des critères les plus fins possibles et de façon transparente afin de réduire les risques d’erreurs. Mais à l’inverse, « plus on affine ces critères, plus ça peut devenir une vraie reconnaissance faciale » prévient Valérie Nicolas. La maître de conférences reconnaît malgré tout que ce système éviterait, comme la carte bancaire, de révéler l’identité de l’utilisateur.
L’intermédiaire devra faire preuve de transparence
Quelle que soit la méthode utilisée, la dernière étape avant d’accéder au site pornographique pose aussi de nombreuses questions éthiques et légales : une fois votre majorité vérifiée, cette information serait traitée par l’application intermédiaire du gouvernement avant qu’elle vous autorise à accéder à un site pour adultes.
Que ce soit votre identité complète liée à un compte bancaire ou simplement vos traits de visage, ces données sont considérées comme sensibles aux yeux du Règlement général sur la protection des données (RGPD), explique Valérie Nicolas : « Toute mesure va être difficile à mettre en place, parce qu’elle va toucher le traitement de données personnelles, que leur traitement est encadré et que celui qui voit ses données traitées a le droit de les vérifier ou de les effacer. »
La spécialiste estime ainsi que l’organe qui va gérer l’application intermédiaire devra être assez indépendant de l’État pour ne pas lui donner accès à « un portrait type et individualisé de vos habitudes » de consommation de contenus pornographiques, tout en étant assez dépendant de l’État pour que les autorités puissent contrôler si l’application respecte l’anonymat des utilisateurs.
À cela se rajoute la question du stockage des données récoltées pour vérifier votre identité, inévitable « sauf à faire des contrôles directement sur le site concerné », selon la spécialiste en droit public. Au-delà du risque de traçage de vos préférences de pornographie, « il ne faut pas que ce système soit constitutif d’un fichier, mais que ce soit une conservation de courte durée, explique Valérie Nicolas, parce qu’un mineur peut avoir moins de 18 ans trois jours avant, puis plus de 18 ans trois jours après. »
Une vérification de l’âge imparfaite par essence
Pourtant, elle reconnaît qu’on « peut difficilement faire autrement » que le système proposé par le gouvernement pour régler le problème de l’accès des mineurs à la pornographie. Pour la maître de conférences, cet objectif est imparfait en lui-même : « Toute mesure qui a pour objectif de contraindre la liberté d’accès à internet va nécessairement être difficile à mettre en place, parce que sa technologie favorise le libre accès. » S’il y a moyen de l’encadrer, il y aura moyen de contourner la règle, affirme Valérie Nicolas. Elle donne notamment l’exemple des filtres de vieillissement de visage, présents sur Instagram, qui pourraient être utilisés pour passer l’analyse faciale.
Le défi du gouvernement est donc de trouver un équilibre complexe : faire le moins de compromis possible sur la liberté d’accès au web tout en assurant une vérification de l’âge assez précise pour ne pas être contournée trop facilement. Tous ces éléments mis bout à bout, « ce n’est pas sûr qu’on trouve un système aussi protecteur que fiable et utile », déplore l’universitaire.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Pour le moment, le dispositif doit être testé fin mars 2023 sous l’égide de la Cnil. À la fin de cette période d’essai, la commission aura donc la faculté de dire si le système est respectueux de la législation actuelle ou non. Si celle-ci décide que la méthode est fiable, il faudra que le gouvernement fasse voter une loi avant de généraliser le système : « la constitution oblige à fixer légalement ce qui concerne les droits civiques et les libertés fondamentales », rappelle Valérie Nicolas.
Reste encore par la suite à contrôler que les sites pornographiques, souvent étrangers, mettent bien en place ce système et qu’ils ne tentent pas, eux aussi, de le contourner.
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