Iliad à la recherche du Saint-Graal en Amérique

 
Il n’a échappé à personne que le premier semestre a été pour le moins mouvementé du côté des télécoms français. La concurrence a du bon, les épisodes s’enchaînent, le feuilleton passionne et le tout profite souvent aux consommateurs. Les remous se faisant de plus en plus faibles ces dernières semaines, les choses devaient changer. Alors que ses concurrents semblent s’enfoncer dans leur torpeur, Iliad – la maison mère de Free – a lancé une offre de rachat sur le 4e opérateur américain. Un fort coup médiatique qui tombe à pique, les coups de l’ARCEP l’ayant rendu un peu groggy.
T-Mobile

Avec un rachat de Bouygues Telecom qui tombe à l’eau et les publications de l’ARCEP qui ne sont que peu flatteuses, Free devait frapper un grand coup. C’est dorénavant chose faite avec l’offre de rachat du quatrième opérateur mobile des États-Unis. Dans un marché américain sans innovation et aux revenus/prix bien trop élevés – digne des pires cartels de l’histoire – Iliad pourrait y voir le Saint Graal. Xavier Niel chercherait-il à libérer les américains et à leur redonner du pouvoir d’achat ? Quoiqu’il en soit, l’histoire s’annonce animée ; les incessants rebondissements de la semaine nous font penser au rachat de SFR, de grands moments en perspective.

 

Le montage financier pour conquérir l’Amérique

Un ticket d’entrée assez élevé

S’acheter un opérateur aux États-Unis n’est pas une mince affaire. Il faut dire que les acteurs outre-atlantique ont une taille critique bien supérieure : on parle de 50 millions de clients pour T-Mobile (le plus petit des quatre opérateurs), deux fois plus pour les deux plus gros. Ainsi, racheter ne serait-ce que le plus petit opérateur des USA représente une somme énorme étant donné la valeur de l’opérateur sur les marchés.

twitter_dollars

En plus de cette valeur financière, la revente d’un opérateur dans un pays où le revenu par client est l’un des plus élevés du monde attire nécessairement les investisseurs à la recherche d’une rente. Cet intérêt pourrait lui conférer une valeur fiduciaire bien plus grande – à l’inverse du marché télécom français qui ne semble pas attirer les investisseurs étrangers. D’ailleurs, n’oublions pas que le troisième opérateur Sprint est passé sous pavillon japonais et T-mobile est sous pavillon allemand. C’est un marché bien différent du cas franco-français que nous avons l’habitude d’étudier.

Au final, l’offre d’Iliad – 15 milliards de dollars, soit plus que sa capitalisation boursière – pourrait se révéler bien trop basse pour rivaliser avec des concurrents bien plus riches et prêts à mettre la main à la poche. Sprint, le troisième opérateur du pays a déjà proposé 40 dollars par action, soit 20% de plus qu’Iliad, avant de se rétracter (nous y revenons plus loin). Les 10 milliards de synergie annoncés par Iliad peuvent surprendre du surcroît : les deux entreprises travaillant sur deux continents différents, ce chiffre paraît un peu trop élevé. Deutsche Telekom a très rapidement fait savoir qu’il estimait l’offre inférieur à ses attentes.

Des atouts concurrentiels

L’offre d’Iliad, bien que moins généreuse, a néanmoins l’avantage d’être formelle et pourrait même convaincre les régulateurs américains favorables au marché à quatre. Nous l’avons bien vu avec les négociations entre T-Mobile et Sprint qui se sont récemment achevées : la Federal Communications Commission (l’équivalent de l’ARCEP aux États-Unis) n’appréciant pas la menace d’un retour à trois. En l’état actuel du marché américain, un mouvement de consolidation pourrait ne pas être facile à justifier. La candidature d’Iliad a donc de quoi séduire, mais il pourrait ne pas être le seul en lice.

FCC Federal communication commission

En effet, il est fort probable que d’autres acteurs se portent candidats au rachat de T-Mobile, on parle notamment de Dish Network Corp. Le marché du mobile est attrayant et la prise de contrôle du quatrième opérateur par cet acteur du satellite ne modifierait pas le paysage à quatre opérateurs. Néanmoins, la candidature du français Iliad pourrait séduire davantage si son histoire de trublion français traversait les frontières, car il est vrai que la position de T-Mobile est en tout point similaire à celle de Free Mobile en France : il est donc important qu’un tel trublion soit préservé. Avec Xavier Niel qui est allé encore plus fort en France, cela a de quoi nourrir les esprits et les rêves du côté américain où le prix de 500 Mo se situe aux alentours de 80 dollars (environ 60 euros) d’après l’UIT…

Les prochains feuilletons iront sans doute confronter les désirs de revente à bon prix des actionnaires de T-Mobile et ceux des usagers américains et des autorités antitrust. Les promesses seront sans doute différentes, un acteur américain reprenant T-Mobile le fera pour acquérir une rente importante, alors que Xavier Niel y verra son prochain terrain de jeu, alimentant son image de sauveur – un culte du personnage qui est maintenant l’identité de sa société. Conquérir les États-Unis pourrait être son Graal. On peut imaginer que s’il accède à la majorité au sein de T-Mobile, sa stratégie de conquête de nouveaux clients pourrait faire des dégâts.

 

La conquête de l’Ouest, version Xavier Niel

Free Mobile

Nouvel équilibre tarifaire

On le rappelle souvent ici, le marché de la téléphonie mobile est un marché à forts coûts fixes : le coût de l’infrastructure représente la majeure partie des dépenses d’un opérateur. Il est alors évident que plus le nombre de clients est grand et plus le coût de l’infrastructure par client est faible (une réparation de la dépense, parfois permettant la mise en place de péréquation). Ainsi, augmenter le nombre de clients est une nécessité : plus il est grand et plus l’opérateur peut dégager des marges par clients.

Évidemment, le choix du prix demeure complexe : baisser les prix de quelques dollars permettrait en effet d’attirer de nouveaux clients – les usagers mobiles étant, le plus souvent, sensibles au prix (on dit que le marché est élastique). Cependant, baisser les prix de quelques dollars n’aurait pas forcément beaucoup d’impact ; les autres opérateurs peuvent contre-attaquer en engageant les mêmes baisses (voire davantage). Une stratégie risquée qui mène généralement jusqu’à une limite critique : le coût marginal. Cela n’a alors plus aucun intérêt parce que les opérateurs ne dégagent plus suffisamment de chiffre d’affaires pour couvrir les investissements dans l’infrastructure. Un brin risqué donc.

offre et demande courbe prix

De tels marchés (à forts coûts fixes) ont tendance à garder un équilibre tarifaire et à éviter les confrontations sur ce terrain ; l’incitation à l’entente est forte. Finalement, le choix le plus intéressant pour conquérir des clients serait de faire comme en France : diviser les prix par 2, 3 ou plus. Là, les choses seraient différentes, car même si les autres opérateurs suivent, le choc marketing est énorme. Le cas de Free Mobile l’illustre bien : en bouleversant l’équilibre tarifaire qui s’était mise en place en France, Iliad prend le rôle de sauveur et le non-conformiste de Xavier Niel devient une identité autour de laquelle se forme une communauté. Aux États-Unis, les marges de manoeuvre sont énormes.

Le paysage concurrentiel aux Etats-Unis est beaucoup moins agressif que ce que nous avons l’habitude de connaître en France (…) Il y a un potentiel énorme, c’est presque trop beau pour être vrai

Une position similaire à Free Mobile

En cherchant à acquérir T-Mobile, Iliad pourrait s’offrir un opérateur en tout point similaire à Free Mobile. Mais, la ressemblance pourrait, justement, limiter l’impact d’un changement tarifaire « de choc ». T-mobile souffre des mêmes défauts que Free Mobile en France : un nombre de fréquences limité et un déploiement cantonné aux grandes villes. Et bien que ces tarifs soient beaucoup plus agressifs que ces concurrents, cela ne lui a permis de conquérir que 4,4 millions de clients en 1 an et demi ; à comparer à AT&T ou Verizon possédant chacun 100 millions de clients.

US market carrier

Du coup, il est difficile de savoir si le marché réagira aussi vite à une entrée fracassante d’Iliad sur le marché américain. Le marché n’est pas le même qu’en France ; il est tellement facile ici de changer d’opérateur que le marché en est devenu fortement élastique. Il n’est pas évident que le marché soit le même aux États-Unis. La confrontation tarifaire entre T-Mobile d’un côté et AT&T/Verizon de l’autre (avec des tarifs deux fois plus élevés) illustre bien le défi que représente le changement d’équilibre outre atlantique.

Les conséquences sur le paysage Français et Européen

L’acquisition d’un opérateur aux États-Unis pourrait avoir davantage de conséquences de notre côté. En cas de rachat, on peut par exemple imaginer que le roaming aux USA soit inclus dans les forfaits Free Mobile. Un changement intéressant pour le consommateur. Pour autant, au vu du prix d’achat éventuel, il est certain que les bénéfices de ce rachat se trouveront principalement ailleurs. Il y aura des millions d’euros de synergies (pas nécessairement plus étant donné la situation géographique différente des deux opérateurs), puis un coup marketing énorme : une communauté de fidèles internationalisée.

Avec une Europe qui tend vers la consolidation et la constitution d’opérateurs européens, accéder aux USA serait un premier pas vers l’internationalisation. Tout comme bon nombre de starts-up qui débutent dans la Silicon Valley, conquérir les États-Unis pourrait permettre à Iliad de conquérir l’Europe, grâce à la touche de crédibilité supplémentaire nécessaire quand de grosses sommes sont en jeu. Un bon coup stratégique finalement.

Les 4 principaux opérateurs européens (Orange, Telefonica [bleu], Deutsche Telekom [vert] et Vodafone [rouge]). Les chiffres correspondent au nombre d'opérateurs dans le pays.
Les 4 principaux opérateurs européens (Orange, Telefonica [bleu], Deutsche Telekom [vert] et Vodafone [rouge]). Les chiffres correspondent au nombre d’opérateurs dans le pays.

Concernant le cas français et plus particulièrement le mouvement de concentration que plusieurs acteurs et politiques souhaitent, difficile de dire ce que le rachat de T-Mobile pourrait changer. En effet, les intentions d’Iliad ne sont pas claires. Les précédentes discussions avec Bouygues Telecom se sont finies par un échec : ce dernier semble vouloir mener sa stratégie seul. Du coup, l’offre d’Iliad sur T-Mobile pourrait être un message à l’intention de Martin Bouygues pour dire qu’il va voir ailleurs. Mais, cela pourrait très bien ne pas remettre en cause un rachat de certains actifs de Bouygues Telecom, et même changer les positions de forces : Iliad pourrait se défendre de ne pas pouvoir mettre trop cher dans un rachat (du réseau exclusivement, du coup).

Soit vous nous dîtes que vous êtes réellement à vendre, soit nous nous tournons vers d’autres options qui peuvent rendre compliquées tout retour en arrière par la suite”

 

Le début d’un grand chambardement

Quoiqu’il en soit, il est fort probable qu’un rachat ne se fasse pas seul. Beaucoup d’intéressés pourraient se joindre à Iliad, comme des câblo-opérateurs américains ; une éventualité interessante qui pourrait permettre la mise en place d’offre quadruple play. Dans une telle situation, Iliad pourrait laisser les choses venir, ou surenchérir rapidement. Mais, tant que personne d’autres n’a fait d’offre ferme, les marges de négociations sont énormes. De notre côté, nous devrons attendre ; les choses promettent néanmoins d’être intéressantes et les épisodes devraient être tout aussi passionnants que dans le cas de la vente de SFR.

Tout comme pour le rachat de ce dernier par Numericable, ce type d’opération démontre que ce marché permet une disponibilité de capitaux assez impressionnants. Cela laisse présager des mouvements d’ampleurs similaires dans les années et décennies à venir. Les meilleurs scénarios prendront sans doute place en Europe où le nombre d’opérateurs est bien trop important comparé à d’autres pays de taille similaire (États-Unis et Chine notamment) : si Iliad peut s’offrir T-Mobile, alors quelles seront les limites pour des opérateurs comme Telefonica, Deutsche Telekom ou encore Orange qui sont, chacun, dix fois plus gros ?

 


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