L’E3 est-il mort ? C’est un peu la question qui se pose après la seconde annulation totale du salon du jeu vidéo de Los Angeles en trois ans. Si en 2020, la pandémie et les différents confinements un peu partout dans le monde avaient joué de l’effet de surprise et poussé les organisateurs à tout annuler dans la précipitation quelques mois avant, en 2022, ils ont mûrement réfléchi leur décision.
Après avoir renoncé à une version physique en janvier en raison d’une situation sanitaire encore incertaine, tandis que le CES de Las Vegas se tenait lui dans le même temps, l’Entertainment Software Association (ESA) a renoncé, jeudi, à tenir son salon, même en format en ligne comme l’an dernier. L’Electronic Entertainment Expo 2022 est officiellement annulé. « Nous consacrerons toute notre énergie et nos ressources à offrir une expérience E3 physique et numérique revigorée l’été prochain », promettent néanmoins les organisateurs pour continuer de croire à la pérennité de leur œuvre.
L’E3, un événement en perte de vitesse depuis des années
Depuis plusieurs années, la fin de l’E3 se murmure. Entre les travaux annoncés au Los Angeles Convention Center qui auraient poussé au déménagement dans une autre ville, les ténors du secteur qui ont progressivement déserté le salon (PlayStation ne vient plus et n’organise même plus de conférence, Xbox a pris ses quartiers juste à côté dans son Microsoft Theater, EA tient son événement à Hollywood en amont, etc.), le salon en a pris un coup. Trop cher en premier lieu, ouvert progressivement au public sans que cela ne fasse l’unanimité auprès des exposants, l’événement a petit à petit perdu de son attrait et de son aura.
Certes, pour les journalistes comme pour l’industrie, cela restait un temps fort de l’année en termes d’annonces et d’échanges, mais la volonté de l’ESA de rentabiliser son investissement a aussi fini par lasser des exposants dépensant des fortunes pour être là. La multiplication des événements en ligne a aussi déplacé la saisonnalité des grandes annonces pour être moins centrée sur le mois de juin et la fameuse semaine vidéoludique californienne.
Nintendo avait ouvert une brèche avec ses Nintendo Direct diffusés chaque année à l’ouverture du salon, se contentant d’un stand gigantissime sur place (pour le plus grand bonheur des fans payant extrêmement cher leur présence à l’E3), PlayStation a dégainé ses States of Play. Le Covid a fini d’enfoncer la porte pour libérer tous les éditeurs.
Geoff Keighley en sauveur
Car désormais, ils ne sont plus tenus d’attendre l’approche de l’été pour se mettre en lumière. Mais, les vieux réflexes ont la peau dure et, pour dérouler jusqu’à la fin de l’année, juin reste un moment clé. À ce jeu-là, Geoff Keighley a tout compris du secteur et de ses attentes. L’ancien journaliste désormais organisateur d’événements est devenu incontournable depuis deux ans.
L’homme derrière les Game Awards est désormais celui de l’Opening Night Live de la Gamescom. C’est là qu’il a commencé à distiller ses petites pierres blanches sur le chemin du succès qui lui tend les bras. Trailers et images inédites de jeu, invités de prestige… il a fait ses gammes sur le salon de Cologne en tant que maître Loyal du jeu vidéo avant de sentir l’air du temps et de donner vie au Summer Game Fest.
En 2020, faute d’E3 physique et vaguement en ligne, Keighley a monté son événement pour occuper l’espace médiatique laissé libre. Pari gagnant. L’ex-journaliste bat le rappel et passe les principaux éditeurs sous la bannière Summer Game Fest (Xbox, Ubisoft, Devolver, etc.).
Durant plus de trois mois, il déroule son programme estival et se taille le costume du grand maître de cérémonie. 2021 marquera un tournant pour l’industrie et pour lui, épaulé désormais notamment par Amazon Prime Gaming. Aucun événement rassembleur du jeu vidéo ne paraît pouvoir se faire sans lui. Il est « l’ami des stars » du milieu et sait les faire venir pour le clinquant.
Une prise de pouvoir maladroite ?
Alors quand l’ESA annonce l’annulation de l’E3 sous toutes ses formes, les yeux sont forcément tournés vers lui. Et sa première réaction ne se fait pas attendre… et elle est maladroite. Un emoji clin d’œil qui voulait sans doute dire « Pas d’inquiétude, il y aura bien du jeu vidéo en juin », mais qui est perçu comme une victoire personnelle.
Les réponses pleuvent pour souligner un manque de respect vis-à-vis du rendez-vous historique. Même Jeff Grubb, journaliste renommée de Venturebeat, y va de son montage pour montrer que Keighley, sous les traits de l’Agent 47 de Hitman, a bien eu la peau de l’E3.
Un des nombreux montages qui veulent illustrer la satisfaction prétendue de Keighley à l’annonce de « la mort » du salon. Au point que l’intéressé lui-même doit alors se justifier et rappeler son amour pour l’E3.
Il n’y a pas plus grand fan que moi de ce qu’un événement comme l’E3 représente pour l’industrie. Je suis allé à tous les E3 depuis 25 ans. Alors que l’industrie évolue, la façon dont l’industrie s’unit doit aussi évoluer. Je me battrai toujours pour faire ce qui est bon pour le jeu vidéo, et je ne compte pas m’arrêter là.
Que ses détracteurs aient raison ou non, Keighley a joint le geste à la parole en annonçant juste après l’annulation de l’E3 une partie du programme de son Summer Game Fest en juin. Une cérémonie d’ouverture « spectaculaire » avec des infos et des World Premieres, des événements durant la période et de la nouveauté.
Plus qu’aux journalistes ou aux observateurs, c’est à l’industrie que Keighley veut plaire. Alors il lui donne ce qu’elle veut : une exposition en juin et durant l’été pour présenter ses jeux et rien que ses jeux. Pour la tenue d’un événement in situ, avec ou sans fans, ce n’est pas encore ça.
Pas d’événements physiques, pas de problème. Il y aura les conférences pour les internautes, médias ou fans, et surtout des démos pour les joueurs, son autre cible à séduire pour asseoir définitivement sa place presque indéboulonnable au sommet du jeu vidéo en tant que faiseur de rois et de destins. Le programme de la Summer Game Fest sera affiné dans les prochaines semaines, mais les principaux éditeurs devraient être très certainement de l’aventure pour présenter leurs nouveautés lors du désormais seul événement de juin et avant la Gamescom fin août qui aura bien lieu. Ils n’ont pas d’autre choix que d’y être pour faire parler d’eux. Comme à l’E3 avant finalement.
L’E3 promet de revoir sa copie pour 2023, mais ne sera-t-il pas trop tard pour reprendre la main sur le milieu vidéoludique ? En renonçant à toute forme d’événement cette année, l’ESA a sans doute encore plus déroulé le tapis rouge à Geoff Keighley. Au risque de se prendre les pieds dedans pour les prochaines années et de ne pas s’en relever…
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